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On the road to Bratislava

Publié le 31 mars 2011 par Jlk

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À La Désirade, ce samedi 19 mars. – Je me demandais hier, sur le tapis roulant de l’aéroport de Cointrin, retour de Grèce, après avoir salué George Clooney format Univers Plus dans l’escalier de sortie, comment échapper à ce lisse de la vie suisse, tellement rassurant et tellement flatteur pour nous, n’est-ce pas, grands travailleurs que nous sommes, tellement affûtés, tellement bien usinés nickel - que les Grecs en prennent de la graine und so weiter, et ce matin voici que me revient, par courrier cartonné, notre bohème des années 60 sous la forme de deux luxueux volumes de La Pléiade intitulée simplement Œuvre et consacrés, de son vivant encore vif, à Milan Kundera, dont j’ai aussitôt dévoré la préface du maître d’œuvre, François Ricard.
Kundera8.jpgOr ce qui me botte immédiatement, pour parler comme en 1966, à lire l’introduction de Ricard, (dont le nom me rappelle l’apéritif des années 50, du temps où nous écoutions Zappy Max ou Roméo Carlès et les chansonniers de Radio-Luxembourg), c’est que nous allons couper à l’appareil critique, autrement dit au simulacre du lisse, à la prétention pseudo-scientifique de la lissitude académique qui a fait tant de ravages dans l’établissement des Œuvres complètes du pauvre Ramuz.
Ah l’excellente nouvelle, qui aurait d’ailleurs ravi feu Maître Jacques: Le Kundera de nos vingt ans va échapper aux épouvantables pédants qui s’imposent en explicateurs de textes dans les intros des ramuziens stipendiés à merci, le texte kunderien (et le sous-texte milanien) se trouvant bonnement rendu, lissé et policé jusqu’au cut final par le seul Auteur, aux « lecteurs oisifs qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Kundera ».
Bien entendu, l’approche critique n’est pas exclue de cette édition du plus intrinsèquement critique des écrivains contemporains. Mais aux prétendus spécialistes, qui l’ont si souvent «mésinterprété», pour user de leur langage fleuri, et aux journalistes friands d’anecdotes et de human touch, se substituent ici des synthèses, en fin de chaque volume, se rapportant à la « bio » de chaque roman et de chaque essai.
Est-ce de la prétention de la part de l’Auteur, qui se juge seul habilité à désigner la seule version licite admissible pour l’éternité et ce qui s’ensuit, et dont on sent que Francis Ricard l’a suivi au point-virgule près ? Justement pas : c’est tout le contraire : c’est libres et frais que nous retrouvons ces textes tout nus et peaufinés au poil près - et comme je me réjouis de les relire «sur la bête», à savoir dès lundi en Slovaquie coupée de sa Tchéquie, du côté des Tatras où certaine auto-stoppeuse de Risibles amours se laissait imaginairement draguer par un camionneur à la douce époque des Amours d’une blonde

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À La Désirade, notre trio familial n’en finit pas d’éterniser son bon jeune temps, dans l’amitié de nos enfants qui vivent le leur, et c’est la belle vie pas lisse du tout, l’oncle Fellow craignant pour son palpitant (IRM lundi), ma bonne amie continuant de souffrir des séquelles de sa deuxième opération, comme moi de mes articulations foireuses et de mes lancées d’arthrose, mais nos vieilles peaux se boucanent et le cœur reste sur la main. Et puis, avec mon Fellow et ma bonne amie, nous avons mal au Japon : c’est-à-dire à la terre de nos enfants que le péché nucléaire (j’écris bien : le péché) menace de foutre en l’air. Une immense coalition militaire se presse en Lybie sous prétexte de protéger la population civile, sur fond d’intérêts moins humanitaires, mais pour le Japon: y a pas le feu, c’est loin, ils sont jaunes et on verra bien. Un ponte mielleux d’Economie suisse le souligne d’ailleurs : faut voir ça rationnellement, faut pas jeter le bébé nucléaire avec l’eau du bain japonais. À gerber !

 À La Désirade, ce dimanche 20 mars. – Bonne nuit réparatrice. Merci au sommeil. Est-on assez conscient du bienfait du sommeil dans cette putain de société d’agités qui ne parle que wellness pour mieux produire ? Bien mieux : dormons. Et rêvons en dormant. De l’écume du sommeil jaillira la vie nouvelle du matin. On coupe les couilles d’Ouranos et c’est Aphrodite qui se pointe, précise Peter Sloterdijk…

Dans le vol Genève-Vienne, ce lundi 21 mars. – Il fait ce matin, à 8000 mètres d’altitude, un temps de plein azur approprié à un premier jour de printemps, et c’est l’esprit aussi clair que je reprends, au vol, la lecture de Bratislava de François Nourissier, vingt ans après une première lecture où je n’aurai pas pu, sans doute, apprécier tout le sel et le poivre de ces variations sur le vieillissement et la décrépitude.

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J’ai beau me sentir intérieurement plus jeune qu’en 1990 : mes jambes endolories et mes artères fatiguées me font mieux ressentir, à leur juste valeur, les sentences acides qui émaillent les premières pages de ce livre, à commencer par : «L’homme s’abîme comme le vin vieillarde» - je le note à l’instant où je constate que nous survolons Fribourg, au milieu de ses méandres, et dont on voit surtout le pourtour industriel américanisé, et ceci qui n’est pas mal non plus dans le registre râleur et tonique à la fois, qui me rappelle aussitôt le revigorant In memoriam de Paul Léautaud : «Une agonie, n’est-ce pas du bon pain pour le littérateur».
Mais il faut élargir la notion d’agonie, restreinte chez Léautaud au temps qu’il a passé au chevet de son père à observer les «progrès» de la mort : à tout ce qui participe de notre déclin plus ou moins lent et plus ou moins digne d’intérêt, à partir, disons, de trente-quatre, quarante-quatre, cinquante-quatre, soixante-quatre ans : je le dis comme je le vis…


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Et du coup je me rappelle le mot de Thierry Vernet dans ses carnets : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement. »
Thierry avait alors le crabe au corps et il peignait, à l’hosto où je l’ai vu la dernière fois, des petits portraits et des petits bouquets adorables. Il a offert le thé à la Dame en noir au soir du 1er octobre 1993. Ses tableaux continuent d’irradier autour de nous, et ceux de Floristella.
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À l’aéroport de Vienne, dont le nom un peu sale de Schwechhat me rappelle le dernier nom d’Autrichien que j’avais lu sur un badge d’employé du tarmac, un certain H. Loch, à la fin de mon séjour de 1995 qui m’a fait détester Vienne presque autant qu’y incite Thomas Bernhard, j’ai attendu le bus de Bratislava dans une espèce de brasserie où j’ai commandé une Bernerwurst (sic) et des frites, à cause des frites. À ce moment m’est arrivé un SMS de mon cher éditeur, Pascal Rebetez, qui se/me félicitait pour la seconde place de L’Enfant prodigue dans la liste des ventes d’auteurs suisses du Matin Dimanche, derrière L’Amour nègre du compère JMO. J’ai souri en pensant à la grimace de certains, et je me suis rappelé cette autre nouvelle que m’a annoncé l’autre jour notre chef de rubrique : à savoir que Bernard Pivot, dans son dernier livre consacré aux expressions de notre langue dont le charme désuet s’oublie, m’a consacré une page entière pour illustrer le terme de « bonne amie » qu’il a relevé sur mon blog et dans mes Riches Heures. À quoi tient la gloire ! Je vais raconter ça ce soir à Matthias Zschokke, qui en verdira de jalousie…
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Blague à part, je me régale toujours à la lecture, à petits pas, de son Lieber Niels, et je me lance à l’instant dans celle de Béton, d’un Thomas Bernard furibard qui me rappelle ce qu'en disait un jour, chez Kropf, à Zurich, l’excellent Hugo Loestcher : «Jawohl, Thomas Bernhard est vormidable, mais c’est quand même trôle de penser à cet homme qui se retrouve tous les matins devant son miroir et se dit : maintenant, je vais être en golère ! »

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Après trois quarts d’heure de bus dans une campagne autrichienne à l’horizon semé d’éoliennes, à laquelle succède, au-delà de la vague trace de l’ancienne frontière, une campagne slovaque à peu près pareille où apparaît soudain la colline crénelée de barres modernes de Bratislava, un taxi m’a voituré jusqu’à l’hôtel Antares, classé Best Westerns, style froid mais à la connection parfaite et à la vue sur le château de Bratislava, dont je ne sais rien, ne m’étant préparé à rien.
Ensuite de quoi je suis descendu dans la vieille ville où, dans une librairie très bien fournie en littérature mondiale, j’ai acheté La Chute de Camus en Folio, dont René Girard dit merveille dans son dernier livre, y voyant une illustration parfaite du mimétisme amoureux. Et de fait, c’est un aspect qui m’avait échappé, et c’est avec un autre Clamence, Don Juan courant après les reflets féminins de son propre désir, plus que par amour réel des femmes qu’il rencontre, que je suis allé m’alcooliser dans une belle vieille taverne à l’enseigne de Café Malwill, avant de me replonger dans la première des nouvelles de Risibles amours, au milieu d’étudiantes slovaques qui pourraient être les petites-filles de la Klara de Personne ne va rire…

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À propos de Girard, j’ai repensé à une autre lecture, hier, qui m’a fait penser tout de suite à la cristallisation d’une crise mimétique collective, dans L’Idiot du village de Bruno Pellegrino, nouvelle étonnante de densité et de vigueur, dans le sillage de Ramuz ou de John Mc Gahern, évoquant le sacrifice d’un bouc émissaire, à la suite de morts inexpliquées et à la veille d’une guerre, en la personne d’un demeuré. Je ne crois pas que notre Bruno connaisse Girard, mais sa façon de traiter ce thème est d’un auteur potentiellement puissant, méritant en tout cas son Prix du jeune écrivain 2011.


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Aéroport de Bratislava, ce 22 mars. – Sirotant du Vinanza Président Cuvée 2098 à 5 euros les 2 dl, en attendant le départ du vol Bratislava-Kosice, je me repasse le film de la journée en regrettant un peu, évidemment, d’avoir passé si peu de temps dans cette belle vieille ville mitteleuropéenne, enfin belle, moitié belle, disons : remarquable pour les beaux restes austro-hongrois de sa vieille ville, outrageusement coupée en deux par une autoroute datant des de l’ère communiste.
Très aimablement accueilli ce matin, à l’ambassade de Suisse, par la douce Zuzana Dudasova - tout à fait le personnage d’une fille de femmes des années 60-70 à la Kundera -, et ensuite par l’ambassadeur Christian Fotsch, aussi atypique que son homologue athénien, s’exprimant également dans un français parfait (qu’il me dit avoir appris à l’armée, auprès des artilleurs de Bière, hum) et riche d’une expérience de délégué du CICR (il fut en Ouganda mais n’a pas connu mon ami Ted) et de Revizor des ambassades suisses du monde entier (il a bien connu mon ancien commandant de compagnie, le fameux F. arrêté pour blanchiment d’argent après ses fonctions au Vietnam et au Luxembourg), je les ai suivis à la Faculté de pédagogie où nous attendaient quelques dames profs avenantes et une trentaine d’étudiantes + un ou deux étudiants, conformément au nouveau quota bisexuel en vigueur en fac de lettres. Ce jeune public, ignorant tout évidemment de notre Chessex national, s’est montré très attentif et apparemment intéressé (sauf tout au fond de la salle où il me semblait qu’on flirtait grave, ce qui est une façon d’honorer Maître Jacques), en tout cas les questions ont fusé en fin de course, après quoi nous attendait une réception sympathique à la résidence de Monsieur l’ambassadeur pas-comme-les-autres.


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Dans le bus de Vienne à Bratislava, ce mercredi soir 23 mars. - Passablement vanné, ce soir, après le voyage d’hier de Kosice à Presov, une nuit à la Pension Adam et, ce matin, ma conférence à l’Université de Presov (très bonne étape là encore, je crois), après quoi j’ai déjeuné avec deux jeunes profs, Jan et Daniel, et me suis fait ramener en voiture de Presov à Kosice où j’ai repris l’avion pour Vienne. Tout ce tremblement pour Maître Jacques, que je crois avoir bien défendu, mais dont je me demande si mes auditeurs (plutôt auditrices, d’ailleurs) le liront jamais. Mais je n’ai même pas à me le demander : j’ai fait cette tournée, je crois qu’elle a répondu aux attentes de mes commanditaires confédéraux – en tout cas, tous ceux qui m’ont reçu avaient l’air content, alors…
Ce qui est sûr, par ailleurs, et ce qui m’intéresse personnellement à cet égard, est que j’ai fait un pas de plus vers ma future carrière de causeur itinérant, en vue de laquelle je vais préparer un certain nombre d’exposés intéressants, qui me tiennent à vrai dire plus à cœur que l’œuvre de Chessex. Je pense à Cingria et Ramuz (le renard et le hérisson), à la littérature nomade selon Lina Boegli, aux géniales éxhappées d'Annie Dillard et Flannery O’Connor, aux livres-mulets tels La patience du brûlé de Guido Ceronetti et Lieber Niels de Matthias Zschokke, au roman américain contemporain et tutti quanti.
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Bratislava, ce jeudi 24 mars. – Je repars à l’instant de Bratislava, dans le bus à destination de Vienne. Fin de mission. Content. Sur les rotules mais satisfait. Je lis Le Monde dans ma suée. Rien de neuf : le monde va mal. Venu en taxi depuis l’ambassade, pour 4 euros. J’en avais payé 17 hier soir pour le même trajet, à un filou à nuque épaisse qui ma promené avant de me conduire où je savais qu’il le devait. Mais bah, je m’en tape : ces gens sont à la peine ; ils se débrouillent comme ils peuvent. Les jeunes profs que j’ai rencontrés hier à Presov m’ont dit gagner à peu près le tiers de leurs homologues suisses. Ils ont cependant insisté pour me payer le repas, avec des tickets de la faculté. J’ai eu beau protester : rien à faire.

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Enfin un détail cocasse me revient: au bord du Danube, cette raison sociale sur un autocar : MARX. Le nom d’un voyagiste. Effet d’annonce : les voyageurs marxistes sont invités à monter à bord du pullman. Sic transit…


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