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11 avril 1987 | Mort de Primo Levi

Publié le 11 avril 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

   Le 11 avril 1987, Primo Levi met fin à ses jours dans sa maison de Turin. Le Système périodique venait tout juste d’être publié (mars 1987) chez les éditeurs français et allemands. Quelques jours avant sa disparition, Primo Levi affirmait encore : « Il y a Auschwitz, il ne peut donc y avoir de Dieu. Je ne trouve pas de solution au dilemme. Je le cherche, mais je ne le trouve pas. »

PRIMO LEVI (1)
Image, G.AdC

  En janvier 1985, Primo Levi rassemble en un seul volume une cinquantaine d’écrits précédemment publiés dans La Stampa. Ces essais qui portent le titre Le Métier des autres sont « le butin de dix années de vagabondage » d’un dilettante et d’un curieux. Il s’agit « d’occupations de territoire, d’incursions dans les métiers des autres, des braconnages en chasse gardée, des brigandages au pays de la zoologie, de l’astronomie et de la linguistique… » Dans le grand r-servoir des  - pourquoi - sans r-ponse
Ph., G.AdC

XLI

LES MOTS FOSSILES

  Lorsque, il y a bien des années de cela, j’ai lu pour la première fois Le Sergent de la neige de Mario Rigoni Stern, j’ai eu un haut-le-corps en tombant sur la question épique, obsessionnellement répétée dans la nuit et la glace du Don, « Sergentmagiù, ghe rivarem a baita ? ». Baita, le refuge, l’asile, le salut, la maison.
  Curieusement, le mot baita, courant dans l’ensemble de l’arc alpin, ressemble fort à l’hébreu bait, qui signifie précisément « maison ». La coïncidence avait déjà commencé à m’intriguer quand j’avais onze ans et que je déchiffrais un peu l’hébreu, que par la suite malheureusement j’ai largement oublié. Il me semblait évident que le terme alpin ne pouvait provenir que de l’hébreu, « la langue la plus vieille du monde », et je tirais de cette dérivation présumée une fierté enfantine : les Romains avaient eu beau défaire mes aïeux les Judéens et détruire Jérusalem, il n’en restait pas moins qu’un mot hébreu avait supplanté le mot latin correspondant.
  En somme, c’était une petite revanche. J’étais loin de soupçonner que je venais de tomber sur la confirmation de la théorie des aires chère aux linguistes, selon laquelle la présence d’un mot donné dans des aires périphériques témoigne de son ancienneté : c’est l’affleurement d’un langage qui, dans les régions intermédiaires, a été supplanté par des parlers plus novateurs.
  Pendant des années, j’ai gardé cette curiosité chevillée au corps, mêlée à une infinité d’autres, dans le grand réservoir des « pourquoi » sans réponse, jusqu’au jour où j’ai lu dans un dictionnaire qu’il s’agissait précisément d’un « mot alpin remontant au substrat paléo-européen allant de l’aire basque à l’ère égéenne » : sur quoi je me sentis pénétré d’une allégresse tout aussi puérile qu’autrefois.
  J’avais donc découvert un illustre fossile, une trace rarissime d’un passé linguistique antérieur à l’histoire, un vestige, qui sait, de l’âge d’or, d’un temps où tout le pourtour méditerranéen parlait la même langue, un temps d’avant la tour de Babel, d’avant que ne viennent du Nord les cruelles armées de Doriens, de Gaulois, d’Illyriens, pour semer la guerre et la confusion des langages ; le temps où un Basque pouvait dire « andiamo a baita » à un Égéen, et être compris de lui.
  Au cas où cela serait encore nécessaire, je dois avouer que j’évoque ici une mienne antique faiblesse, qui est celle de m’occuper à temps perdu de choses que je ne comprends pas, non pas pour me former une culture systématique, mais par pur amusement, par pur plaisir de dilettante. Je préfère tendre l’oreille qu’écouter, lorgner par les trous de serrure qu’embrasser du regard de vastes paysages solennels ; je préfère tourner et retourner entre mes doigts une simple tesselle que contempler la mosaïque entière. C’est pourquoi mes proches ont un rire indulgent quand ils me voient (ce qui est chose fréquente) avec un dictionnaire ou un lexique à la main au lieu d’un roman ou d’un traité : c’est vrai, je préfère le particulier au général, les lectures sporadiques et morcelées aux systématiques.

Primo Levi, Le Métier des autres, Éditions Gallimard, 1992 ; collection folio | essais, 1992, pp. 282-283-284. Traduit de l'italien par Martine Schruoffeneger.



■ Primo Levi
sur Terres de femmes

→ 27 janvier 1945 | Primo Levi



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