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Pascal Quignard, Medea

Publié le 13 avril 2011 par Angèle Paoli
Pascal Quignard, Medea
Éditions Ritournelles, Bordeaux, 2011.

« MIDI MÉDÉE MÉDITE »

  Souvent, sur mes chemins de lecture, Médée vient à ma rencontre. C’est peut-être qu’à mon insu, Médée m’habite et me travaille secrètement. C’est sans doute aussi que je « médite » la Méditerranée. Tout récemment, la dernière Médée, la Medea de Pascal Quignard, est venue me rejoindre. J’ai découvert ce petit opus avec plaisir et jubilation. Un plaisir en écho à la « jouissance » qu’évoque Marie-Laure Picot, dans la rêverie qui fait office de postface.

  Récemment publiée aux éditions Ritournelles, Medea a fait l’objet d’une chorégraphie. Le texte a été dansé par Carlotta Ikeda, « figure tutélaire de la danse butô ». Sidération première. Promesse d’envoûtement. Comme dans toute représentation chorégraphique, la performance corporelle est perdue. Elle s’inscrit dans un temps clos, sur une scène de théâtre particulière, avec sa mise en scène propre. Le corps se déploie se déplie se tasse se recroqueville se replie s’étire se retourne se tord, et trace dans l’air des arabesques invisibles de bras de jambes de torsions dehors dedans étroitement mêlés conjugués distanciés, puis s’affaisse s’efface disparaît. Reste le souvenir d’enchevêtrements, de lignes douloureuses inscrites dans l’éphémère par un corps minuscule pris dans ses contorsions et dans sa souffrance. Silencieuse souffrance. Signée Carlotta Ikeda. Une fois évanouie la performance de Carlotta Ikeda (performance à laquelle je n’ai hélas pas assisté), reste le petit livre blanc de Medea, lumineux comme une plume. Du dehors.

  Et dedans ? Les pages consacrées à Médée sont précédées d’un autre texte, plus bref. On pense en lisant Danse perdue que cette méditation-là est une ouverture à la suivante, consacrée à la magicienne. Comme souvent chez Pascal Quignard, le texte ou la fresque sur laquelle il prend appui ― en ce qui concerne Médée, il s'agit de « la fresque de la maison des Dioscures, à Pompéi » ―, est un prétexte. Un pré-texte à une méditation sur le Temps. Danse perdue renvoie en effet à ce temps d’avant la naissance. Danse silencieuse que les enfants dessinent dans le monde utérin de la mère. À ce temps gracieux de l’a-pesanteur aquatique du ventre clos succède le temps inverse, temps brutal de l’ouverture et de la naissance, temps désordonné et panique qui jette les nouveau-nés dans la violence de la vie, vers l’autre temps d’après, qui va son chemin vers le temps de la mort.

   Méditation sur la mère, la « Grande Mère », Medea a à voir avec le Temps. Elle est issue de Lui. Elle contient sa force de vie dans la racine même de son nom. Médée, Med, Midi. Elle est le temps solaire à son zénith. Midi. Sidération seconde.

  « Midi Médée Médite ». Formule ternaire incantatoire. Condensé de constellations à l’heure où brûle le soleil. Sur quel objet s’est donc posée la méditation de la magicienne ? Médée médite sa vengeance. Sur la façon la plus violente, la plus radicale de se venger de Iasôn l'infidèle. En premier lieu, Médée médite sur les « médecines » qu’elle va concocter pour tuer sa rivale, Creüse. La chamane invente pour son ennemie une robe nuptiale tissée d’onguents ignifugés. La voilà qui s’enflamme, torche vive. Voilà qu’aussitôt les flammes gagnent le palais de Corinthe. Cette violence-là, dictée par les feux dévorants de la haine, ne suffit-elle pas ? Non, Médée l'excessive veut aller jusqu’au bout de sa fureur. Elle tue les deux fils qu’elle a eus de Iasôn. Puis, du même glaive ensanglanté qu’elle enfonce dans sa vulve, elle donne la mort à l’enfant qu’elle porte dans son sein. Médée rejoint alors le temps d’avant son histoire d’exilée de Colchide. Elle rejoint le Temps d’avant le temps de Iasôn et du don qu’elle lui fit de la Toison d'or.

  « C'est Midi.
Médée monte, avec le soleil, jusqu’au soleil.
Médée rejoint le Temps, son père, auprès du Soleil, son grand-père.
 »

   Le temps d’une lecture, nous renouons avec le temps mythique-mystérieux de la tragédie de Médée. Mais la vengeance de Médée ouvre aussi sur un questionnement plus vaste qui rejoint le temps d’ici.

  « Pourquoi les femmes désirent-elles tellement des enfants ?
Pour qu’ils les vengent. 
»

   À chacune de poursuivre sa propre enquête sur elle-même.

  Autre sidération. Pascal Quignard établit un rapprochement audacieux, quasi iconoclaste, entre Médée et la Vierge Marie.

  « Il n’y a pas grand-chose qui différencie la reine
Médée de la vierge Marie,
elles lancent, toutes les deux, sur le monde, des enfants morts.
 »

  Cette formulation finale, décalée, violente, ramène à la question première, sidérante : « Qui est cette femme dont je tombe ? » Question universelle qui recouvre toutes les autres et englobe Marie et Médée dans la même fascinante obsession. Le « visage pâle » de l’une se fond avec « le terrible visage tout couvert de la violente lumière... » de l’autre. Le corps de la Vierge Marie et celui de Médée ne font qu’un seul et même corps pris dans la même interrogation :

  « Qui est cette femme dont je tombe ? »

  ou encore :

  « Qui
était-elle ?
 »

  Qui est-elle, celle qui a pouvoir de garder en dedans d’elle puis d’expulser, qui détient les clés du dedans du dehors ? Qui possède à elle seule le pouvoir de « reproduire la société humaine » et « la toute puissance de la mort » ?

  « Midi Médée Médite ». Médée, gardienne des medeas où gît la semence du père, donne à méditer. Sur le pouvoir des mères, vie et mort. Sur leur pouvoir de castration. Sur les mots qui sont vivants. Sur le langage qui procède du cri primal. Sur le Temps sidéral.

  Medea. « Un monde clos s’ouvre à nous », écrit Marie-Laure Picot dans la postface. Un monde qui « apporte des réponses définitives aux questions individuelles alors-même que celles-ci ne sont ni posées ni adressées. » De cette évidence troublante naît la fascination qui accompagne chaque nouvelle lecture de Pascal Quignard. Il suffit de céder à l’envoûtement et de plonger. Comme le fit jadis Boutès, seul de tous les Argonautes à prendre le risque de se laisser happer sans retour par le chant des sirènes. Méditerranée.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



■ Pascal Quignard
sur Terres de femmes

Boutès (lecture)
Villa Amalia (lecture)
→ 23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
→ 28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes)

■ Médée
sur Terres de femmes

→ Médée
→ 18 mars 1929 | Naissance de Christa Wolf (extrait de Médée de Christa Wolf)
→ 13 mai 1932 | Médée de Sénèque, mis en scène par Georges Pitoëff
→ 8 mai 1940 | Création française à l’Opéra de Paris de l’opéra Médée de Darius Milhaud
→ 5 avril 1967 | Maria Casarès dans Medea



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