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28 mai 1958 | Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle

Publié le 28 mai 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

  Le 28 mai 1958, Jean Starobinski (né à Genève le 17 novembre 1920) reçoit le Prix Femina-Vacaresco pour Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle.

  Ni biographie ni « exposé systématique de la philosophie du citoyen de Genève », cette étude — qui est davantage qu’une « analyse intérieure » — interroge le monde dans lequel évolue Jean-Jacques Rousseau et auquel il s’oppose.

  « Rousseau désire la communication et la transparence des cœurs ; mais il est frustré dans son attente, et, choisissant la voie contraire, il accepte — et suscite — l’obstacle, qui lui permet de se replier dans la résignation passive et dans la certitude de son innocence. »
JJ Rousseau Genève
Le musée Espace Rousseau à Genève (septembre 2006)
Ph. © afp.com/Fabrice Coffrini
Source


VII

LES PROBLÈMES DE L’AUTOBIOGRAPHIE (Extrait)

  « Qui suis-je ? » La réponse à cette question est instantanée. « Je sens mon cœur. » Tel est le privilège de la connaissance intuitive, qui est présence immédiate à soi-même, et qui se constitue tout entière dans un acte unique du sentiment. Pour Jean-Jacques, la connaissance de soi n’est pas un problème : c’est une donnée : « Passant ma vie avec moi, je dois me connaître. »
  Sans doute l’acte du sentiment qui fonde la connaissance de soi n’a-t-il jamais le même contenu. En chaque nouvelle circonstance, il est irréfutable, il est l’évidence même. Chaque vérité se fait jour de façon primordiale. L’acte du sentiment est indéfiniment renouvelable ; mais sur le moment même son autorité est absolue, et acquiert une valeur inaugurale. Le moi se découvre et il se possède d’un seul coup. Dans cet instant où il prend possession de lui-même, il révoque en doute tout ce qu’il savait ou croyait savoir à son propre sujet : l’image qu’il se faisait auparavant de sa vérité était trouble, incomplète, naïve. Maintenant seulement la lumière se fait, ou va se faire…
  D’où la multiplicité de l’œuvre autobiographique de Rousseau. Il entreprend les Dialogues comme s’il ne s’était pas déjà peint dans les Confessions, où il prétendait avoir « tout dit ». Puis viennent les Rêveries, où tout est à recommencer : « Que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. » À mesure que Jean-Jacques s’enfoncera dans son délire et perdra ses attaches avec les hommes, la connaissance de soi lui paraîtra plus complexe et plus difficile : « Le connais-toi toi-même du temple de Delphes » n’est pas une maxime si facile à suivre que je l’avais cru dans mes Confessions *. » La connaissance est ardue, mais jamais au point que la vérité se dérobe, jamais au point de laisser la conscience sans ressource. L’introspection ne cesse jamais d’être possible, et si la vérité ne s’impose pas immédiatement, il suffira d’un « examen de conscience » pour venir à bout de toutes les obscurités, dans l’intervalle d’une promenade solitaire. Tout s’expliquera ; il parviendra à se voir tout entier, et à être « pour soi » ce qu’il est « en soi » : Rousseau, qui reconnaît à l’occasion l’étrangeté de certains de ses actes, ne les attribue jamais à des ténèbres essentielles, et n’y voit pas l’expression d’une part obscure de sa conscience ou de sa volonté. Ses actes insolites ne lui appartiennent qu’à demi ; il lui suffira de les narrer, et de les déclarer bizarres, comme si la confession épuisait le mystère. Pour Jean-Jacques, le spectacle de sa propre conscience doit toujours être un spectacle sans ombre : c’est là un postulat qui ne souffre pas d’exception. Certes il arrive à Rousseau de se troubler devant lui-même, et de constater une moindre clarté : « Les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs à moi-même que je me l’étais longtemps figuré. » Mais la suite de ce même texte (Rêveries, Sixième Promenade), loin d’insister sur le défaut de clarté intérieure, se présentera au contraire comme une élucidation parfaite de ce qui, au départ, semblait manquer d’évidence. Si nous voyons quelquefois la méditation de Rousseau partir d’un aveu d’ignorance de soi, jamais nous ne le voyons aboutir à pareil aveu. Les lacunes de sa mémoire ne l’inquièteront pas : jamais il ne se dira, comme Proust, que l’événement oublié cache une vérité essentielle. Pour Rousseau, ce qui échappe à sa mémoire n’a pas d’importance ; ce ne peut être que de l’inessentiel. Il y a chez lui, à cet égard, un optimisme qui ne se dément jamais, et qui compte fermement sur la pleine possession d’une évidence intérieure.
  Au surplus, l’évidence intérieure tend à s’extérioriser aussitôt : Jean-Jacques se dit incapable de dissimuler. Le sentiment devient signe et se manifeste ouvertement dès l’instant où il est éprouvé. »

Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957 ; rééd. Éditions Gallimard, Collection Bibliothèque des Idées, 1971 ; Collection Tel, 1998, pp. 216-217.

* Rêveries, quatrième Promenade, Œuvres complètes, I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, page 1024.

Jean-Jacques-Rousseau-la-transparence-et-l-obstacle



■ Jean-Jacques Rousseau
sur Terres de femmes

2 juillet 1778 | Mort de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait des Confessions)




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