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Approximations

Publié le 30 mai 2011 par Jlk

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Notes de l'isba (4)

DE L’OBSERVATION. – « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait sans trace de sentimentalisme, au regard des choses autant que des gens. À la recommandation de Ramuz de «laisser venir l’immensité des choses », il opposait, ou plutôt il ajoutait en nuance: «ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », ce qui ne contredit pas pour autant l’injonction de Ramuz, sensible au détail autant qu’à l’ensemble. Or j’ai retrouvé cette qualité dans La Tête des gens, premier recueil de nouvelles de Jean-François Schwab qu’on pourrait dire marqué, sinon par l’esprit du temps, en tout cas par le sentiment diffus propre à notre époque et notre « dissociété», sur fond de solitude multitudinaire. Il y a là de l’observation simultanéiste, comme la modulait Friedo Lampe dans ses mémorables récits choraux, ou l’exercice d’un regard panoptique, tel que nous le pratiquons avec Philip Seelen, consistant à voir tous les points de la circonférence du même lieu central et mouvant à la fois, aléatoire, pour ainsi dire insituable et comme embusqué…

DES PRENOMS. – L’idée m’était venue, en parlant des romans de Jacques Chessex aux étudiants de Salonique, que de ses personnages féminins on ne se souvient d’aucun prénom mais seulement de types, de la mère sévère ou de l’amante rousse, de la sainte ou de la catin (ou de la sainte catin dans Avant le matin), de la tentatrice ou de la décorative, de l’adultère à parties fines ou de la jeunote fine branleuse, ainsi de suite mais aucune dont on se rappelât le prénom comme des femmes de Tolstoï, de Jane Austen ou de Kundera.

D’un autre point de vue, Vladimir Volkoff me disait un jour qu’un bon romancier se reconnaissait à ses personnages féminins réussis. Intéressante remarque mais limitée, puisque Volkoff, bon romancier à certains égards, n’a pas réussi un seul personnage féminin…

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NIAISEUX. – Philippe Djian a parfois eu de bons, voire de très bons moments dans ses romans, quand il ne forçait pas la note ni ne cherchait à prouver quoi que ce fût. C’est en somme le type du romancier d’instinct, qui se plante dès qu’il veut faire l’intelligent ou, question de style, l’élégant à grand renfort d’imparfaits du subjonctif par trop voyants.

Or voici que, dès les premières pages de son nouveau roman paru ces jours sous le titre deVengeances, il nous la joue psychologue et sociologue d’époque en nous assenant gravement la thèse selon laquelle « les plus atteints », aujourd’hui, sont les plus jeunes, « sans nul doute », ceux qui ont une vingtaine d’années. Et le voilà raconter comment Alexandre, fils de Marc et d’Elisabeth, se tire « froidement une balle dans la tête »  lors d’une soirée chez des voisins, ce qui est tout à fait plausible évidemment. Mais ce qui l’est moins, c’est la réaction de Marc et de son entourage - des larmes du premier qui giclent à jet continu, « incapable de rester au sec durant des jours», sans que la moindre émotion ne filtre réellement du récit après cet événement terrifiant. Le même thème, du suicide d’un adoléescent, a été traité dans la nouvelle de Tchékhov intitulée Volodia, et j’en tremble encore alors que rien ne me reste de ce début de roman de Djian, visiblement aussi artificiel que le précédent…

DU ROMAN. – L’intelligence du roman relève à mes yeux de la plus fine science, mais pas du tout au sens pseudo-scientifique  où l’entend une certaiune critique académique. Céline ramenait le genre à la «lettre à la petite cousine », s’agissant de la romance à quoi se réduit en effet la plupart des romans contemporains et pas seulement de gare ou d’aérogare, mais Céline n’était pas tout à fait romancier lui-même, plutôt chroniqueur et génial, génie de la transposition musicale, mélodie et rythme, le style au corps, malaxeur du verbe comme pas deux, trouvère de langage mais trop entièrement lui-même, trop exclusivement personnel pour faire ce romancier médium que j’entends ici, tel que l’ont été un Tolstoï ou un Henry James, un Dostoïevski et un Kundera dans de plus étroites largeurs mais à un degré de lucidité créatrice rare.

Ceci n’empêchant pas, au demeurant, une définition modulable du genre, dont la notion d’intelligence n’est qu’un indicateur échappant à toute autre science que celle, surexacte évidemment, des sentiments…

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AVORTEURS. – Une amie associée à l’équipe des lettreux qui travaillent à l’établissement de la nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, à paraître en trois volumes cet automne à L’Age d’Homme, m’a décrit joliment ceux-là qui se disent «généticiens», et qu’elle surnomme «avorteurs». On ne fait pas, semble-t-il, plus suffisants que ceux-là, alors qu’ils ramènent l’exercice critique à une espèce de pure technique descriptive, où les occurrences matérielles de l’écriture, de la composition et de la publication deviennent une fin en soi: le papier, l’encre, la gomme, la marque des bretelles de l’auteur, ces choses-là.

On a déjà vu la place que ces « notes génétiques » prenaient dans les œuvres complètes de Ramuz, parues chez Slatkine, sans parler de  l’effrayant galimatias imposé au lecteur innocent dans les introductions à chaque texte, mais il semble que Cingria bénéficiera d’un traitement moins accablant, le gros des annotations se trouvant renvoyé en fin du troisième volume. En outre, après la plus vive opposition de certains, la ponctuation de Charles-Albert, menacée d’un complet reformatage par un cuistre contremaître de ce «chantier», échappera finalement à cette abomination dont la phrase de ce merveilleux musicien de la langue, son rythme, sa cadence, eussent évidemment pâti à mort…  

Peinture ci-dessus: Fabienne Verdier      


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