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Légèreté

Publié le 11 février 2008 par Antigone

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Elle marche, les bras écartés.

Le soleil au zénith illumine ses cheveux blonds, sa robe blanche, légère.

Elle marche sur le parapet, gris et rugueux, semble glisser, et pourtant, met un pied nu devant l’autre, avec assurance, lentement, comme si le monde lui appartenait, depuis toujours. Derrière elle, la mer scintille, éclatante, chargée de promesses d’eau éclaboussée, de baignade, de rire, remplie d’un été qui s’annonce torride.

Les passants qui longent le remblai la regardent, surpris, figés un moment, évitant le bras tendu qui barre le trottoir étroit et les empêche de suivre la ligne droite de leur promenade nonchalante et sereine, de retour du marché, le cabas rempli de victuailles.

Un homme corpulent, le ventre en avant, la hèle. J’entends sa voix aiguë résonner jusque derrière mon comptoir, tandis que mes doigts cherchent deux morceaux de sucre à disposer en équilibre près des tasses fumantes.

« Il faut descendre ma petite dame, c’est dangereux, vous allez tomber ! »

Elle s’arrête et regarde ses pieds, ne bouge plus, soudain inanimée.

Le gros homme frotte le sommet de son crâne, exempt de cheveux, du plat de la main, semble réfléchir, puis passe son chemin, tout en signifiant d’un geste résigné : « Quelle bêtise…on n’y peut rien. ».

Toujours immobile sous le soleil, je sens le visage impassible de la jeune fille tourné à présent vers moi. Son regard fixe me trouble, au-delà du possible, mais je continue de produire mes gestes du quotidien, je remplis les tasses, les verres, et marmonne quelques mots polis en direction des clients réguliers accoudés près de la porte d’entrée, qui se gaussent de la situation.

« Elle est folle celle-là…Va tomber…Bah…Les jeunes aujourd’hui…Rien dans la tête. »

Je la vois du coin de l’œil, les bras à nouveau écartés, reprendre sa marche et se mettre en position pour esquisser un demi tour. Je crains tout à coup le pied qui dérape et le vide, derrière, la chute sur les rochers. Tendu, je casse le verre que j’essuyais, l’observe. Elle n’a pas glissé. Elle reprend, sans aucun trouble apparent, sa marche lente, sa danse étrange, dans l’autre sens.

Rien ne semble la perturber, ni les chiens qui aboient vers sa main tendue, ni le vent qui souffle et fait voler les mèches de ses cheveux dorés, rien.

« Qui la connaît cette fille ? », lance un de mes habitués.

Mes pensées dérivent alors vers la scène d’hier au soir, vers la dispute, tandis que je ramasse les morceaux de verre brisés, précautionneusement.

Tout avait pourtant bien commencé, l’accueil avait été chaleureux, ses bras autour de mon cou, le dîner préparé, son sourire coloré et rieur au goût de fraise. Elle était belle.

« J’ai quelque chose à t’annoncer. »

Ses doigts sur son ventre, en forme de berceau.

Ma stupeur. Et ce « non » qui sort instantanément de ma bouche, comme un réflexe, comme si j’avais attendu cette question, depuis des années, et que la réponse était au bout de ma langue, prête à sortir à l’occasion. Ses traits déçus, avachis, ses yeux affolés quand je lui réclame l’anéantissement de ce projet insensé. Elle et moi, si différents.

Son « Je te hais ! » hurlé, et cette porte claquée sur sa robe jaune, fleurie, la robe de notre première rencontre.

Et à présent, ce midi, en plein soleil, elle sur ce parapet, qui marche, les pieds et la tête nus. Me narguant.

Que veut-elle ? Sans doute que je la rejoigne, la prenne dans mes bras, la rassure, lui dise ces mots qu’elle souhaite entendre, « oui, nous l’aurons cet enfant. ». Je ne peux pas. J’ai presque le double de son âge, des rides marquées sous les yeux. Elle est si jeune, encore étudiante, si frêle. Que fera-t-elle, plus tard, d’un barman sans avenir, un moins que rien, un homme aux virages ratés, échoué sur cette côte, un jour, pour ne plus en repartir ?

Mon logement n’a qu’une pièce, saturée de livres, de photos de bateaux, de vinyles usagés. Quelle place aurait un nourrisson au milieu de ce bazar ? Elle ne se rend pas compte.

Elle vit dans un rêve, adolescent, qui n’est plus le mien.

Ses cheveux blonds volent dans la lumière. Elle continue sa danse bizarre, sur le parapet, ses doigts tendus, le bleu du ciel en toile de fond, à peine tâché par quelques nuages égarés. Elle est belle. Elle m’attend. Je sais ce que je dois à notre rencontre, au soleil qu’elle a mis dans ma vie. Je dois lui parler.

Dans quelques minutes mon collègue sera là. Je pourrai quitter ce comptoir, traverser la rue et m’élancer vers elle, poser ses pieds nus sur le remblai, en sécurité,  et trouver les mots justes qui apaiseront sa colère. Je regarde l’horloge au fond de la salle égrener ses secondes. Il ne va plus tarder.

Paul se tient enfin devant moi, des lunettes de soleil juchées sur le haut du crâne.

« Dis, c’est pas ta copine, là-bas ? »

Je voudrais bien effacer de mon poing le sourire goguenard qui fleuri sur son visage mais je me retiens et lui file un coup de coude dans les côtes, léger, qui le fait s’esclaffer de plus belle.

« Je me disais aussi. »

Je lève les yeux pour vérifier une dernière fois la présence de la robe blanche qui danse et des bras tendus avant de contourner le comptoir et de franchir le seuil du café.

Le parapet est nu, vide d’elle, et le ciel d’un bleu sans tâche.

Seuls quelques badauds s’attroupent, dans un cri, et se penchent en silence, par-dessus le parapet gris, consternés.


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LES COMMENTAIRES (2)

Par 
posté le 02 mars à 18:01
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J'ai bien aimé ce texte, ma foi un peu court, j'aurais aimé en avoir un peu plus. Une autre fois peut etre Thierry

Par 
posté le 28 février à 15:54
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J'ai beaucoup aimé cette nouvelle tristement belle.

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