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"Vivre à propos" [Montaigne]

Publié le 02 juin 2011 par Voilacestdit

Le "développement personnel" fait florès. Les consoles des libraires débordent régulièrement d'ouvrages consacrés à la réalisation de soi, revivre !, donner sens à sa vie etc. ; petits traités de vie intérieure, plaidoyers pour le bonheur etc. ; sans parler des nombreuses publications sur l'art de la méditation, les exercices de méditation etc. ; vivre l'instant présent etc... Réponses à un vrai besoin, ou bonne pioche, je ne sais. Beaucoup de ces ouvrages sont de bonne facture - à l'exception de ceux qui versent dans la recette, détestable dans ce domaine.
Il y a aussi l'effet mode. La nouvelle championne de Roland-Garros, Na Li [et non Li Na, comme on l'a trop entendu à la radio - de la bouche de reporters sans doute préformatés par l'INA, l'Institut National de l'Audio-visuel] a fait imprimer des tee-shirts à sa gloire avec l'idéogramme "Sois toi-même". Si même les Chinois s'en mêlent...
Donc nous voilà revenus à quelques formules qui, elles, ne datent pas d'aujourd'hui, mais exprimaient autre chose qu'une mode : plutôt un modus vivendi - au sens littéral un "mode de vivre". C'est vieux comme le monde.
Comme le monde oriental, d'abord, qui est très présent dans la conscience contemporaine : marque, ou signe de la crise de la civilisation occidentale, dont je parlais dans le dernier billet ? La culture de l'autre plus attrayante que la nôtre propre. Ainsi va-t-on puiser aux sources de penseurs chinois ou s'abreuver de sagesse orientale.
Comme le monde occidental aussi. Des penseurs grecs, Socrate, des penseurs latins, les stoïciens, l'empereur Marc Aurèle sont dans le même filon [à se demander s'il n'y a pas eu des contacts entre ces deux mondes, occidental et oriental, plus qu'on ne croît, dans les siècles qui ont précédé notre ère].
Et, plus près de nous, nous avons Michel seigneur de Montaigne. Quel bonheur de lire, relire les pages des Essais où Montaigne se livre à nous, dans son langage très fleuri - qui fait florès.
Certes, je le disais plus haut, nos auteurs modernes sont respectables, mais quoi ! Montaigne a beaucoup dit sur le sujet, en s'observant lui-même, tout cru, et en remontant aux racines de la pensée occidentale, retrouvant chez les grands sceptiques grecs, Sextus Empiricus ou Pyrrhon, de quoi libérer la raison de tout dogmatisme et élaborer une véritable hygiène de l'esprit. Ce qui importe, pour Montaigne, ce ne sont pas les savoirs, mais de se rendre plus fort devant les vicissitudes de l'existence et la perspective de la mort, ce "saut du mal-être au non-être", auquel nul n'échappera : ce pour quoi il nous invite à goûter la beauté de la vie, cet instant éphémère "dans le cours infini d'une nuit éternelle".
   
Pour le plaisir de la lecture - ou de la relecture - voici un passage des Essais, Livre III, chapitre XIII, où Montaigne, nous incite, non pas tant à "vivre l'instant présent" [comme on trouve dans les ouvrages modernes] mais plus subtilement "vivre à propos" : "Notre grand et glorieux chef-d'oeuvre..."... "c'est vivre à propos", comme cela vient, en l'accueillant :
Quand je danse, je danse : quand je dors, je dors. Voire, et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps : quelque autre partie, je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi [...]
Nous sommes de grands fous. Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous : je n'ai rien fait d'aujourd'hui. Quoi ? n'avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes [...]
Le glorieux chef-d'oeuvre de l'homme, c'est vivre à propos.

Fac-similé d'un exemplaire des Essais de Michel seigneur de Montaigne, édition de 1649, aimablement prêté par Noëlle Martin, que je remercie chaleureusement. La page ci-dessus est celle du Livre III, chapitre XIII - dont j'ai reproduit le texte en fin de billet.


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