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Peter Falk et Pythagore.

Publié le 01 juillet 2011 par Sebastienjunca

Ce 24 juin dernier nous quittaient l’acteur Peter Falk et son double, le lieutenant Columbo. Comme beaucoup de Français, j’ai pu voir et parfois revoir avec toujours autant de plaisir nombre d’épisodes d’une série à la longévité record. Lancée en 1968, année pleine de promesses, la carrière de l’inspecteur au cigare s’acheva sur une dernière enquête tournée en 2003.

Comme le souligne dans son hommage, Dominique Widemann [1], Peter Falk c’était « [...] d’abord, de rôle en rôle, l’intensité de sa présence, la vitalité des silences par quoi il s’imposait souvent, sa capacité à restituer la nature humaine en vérité, la mélancolie hallucinée de son regard, aveugle à moitié.»

Mais au-delà d’une silhouette reconnaissable entre toutes ; d’une mimique unique participant de façon indéniable à la composition du personnage et d’une incarnation en bonne et due forme ; quelle était, pour tout spectateur, la véritable étincelle qui donnait véritablement vie au personnage ? Quel était ce surcroît, ce supplément d’âme sans lequel, et depuis que le cinéma est devenu parlant, aucun personnage ne peut survivre plus de quelques minutes à l’écran et impressionner autant la pellicule que le spectateur ? La voix ! Car sans sa voix Française, le jeu de Peter Falk, à l’instar de toutes les autres stars d’envergure internationale, se serait vu réduit à une triste et misérable pantomime ; à une gestuelle d’épouvantail, d’hommes creux, d’hommes empaillés, sans aucune dimension affective, charisme ou envergure.   Personnages sans personnalité, sans plus de densité, d’émotion, de force, de persuasion, de volonté, de puissance évocatrice... de vie en somme.

Avant que le cinéma ne se dote de la parole, seule la gestuelle, la mimique, l’expression corporelle, la danse ou la pantomime alliées à la partition musicale, étaient autant de moyens de transmettre toute la gamme des émotions au spectateur de passage. Autant de savoirs ancestraux, sinon originels. Savoirs d’avant l’écriture, d’avant la parole ou l’articulation de phonèmes ou de sons même les plus rudimentaires. Autant de connaissances animales et primitives et dont nous conservons notre vie durant la mémoire comme chevillée au corps. Des savoirs que Charlie Chaplin, Harold Lloyd, Buster Keaton ou Marcel Marceau ont su véritablement élever au rang d’un art. Un art qui s’est néanmoins, progressivement, silencieusement pourrait-on dire, raréfié et effacé avec la venue du cinéma parlant et la captation du son sur des rouleaux de cire et autres disques microsillon. Ensuite, et directement, en marge de la pellicule cinématographique.

Charlot et le Kid s’en sont retournés dans le lointain. Buster Keaton a laissé échapper sa dernière grimace. Le temps et son horloge ont eu enfin raison d’Harold Lloyd. Bip est resté à jamais prisonnier de sa cage de verre. En prenant la parole, le cinéma leur a repris la vie. Disons plutôt que c’est la parole qui a pris le cinéma. Avec elle, il a trouvé un moyen plus direct, plus réel et authentique de transmettre les émotions.

Il y a plus de vingt cinq siècles, Pythagore déjà avait pressenti toute la puissance évocatrice, toute la force de persuasion des sons, des mots, de la parole nue. Son enseignement, il le dispensait à la première classe de ses élèves, les acousmatiques. Séparés du maître par un voile, les disciples tenus au silence n’avaient d’autre alternative que d’écouter ainsi les discours du philosophe cinq années durant. Seule sa voix et ses intonations étaient les vecteurs directs de son enseignement. Dépourvu de fioriture ou de tout autre artéfact visuel ou gestuel, on imagine, pour peu que la voix fût singulière, la puissance évocatrice et didactique d’un tel procédé.

Encore aujourd’hui, la tradition pythagoricienne perdure à travers l’édition de supports numériques audio à vocation philosophique ou plus largement pédagogique ou culturelle. Qui n’a pas un jour expérimenté les vertus de la leçon entendue, écoutée plutôt que lue, vue et apprise ? Mais aussi, qui n’a pas été tenu en haleine à l’écoute de pièces radiophoniques dont la seule interaction des voix suffisait à entretenir le suspens et à recréer un monde ?

Combien de stars internationales ne seraient rien, passées les frontières de leur propre pays où elles sont parfois même moins connues et adulées qu’à l’étranger ? Nul n’est prophète en son pays dit-on. La maxime vaut aussi parfois pour le métier d’acteur. Toutes ces stars internationales et autres monstres sacrés du cinéma d’outre-Atlantique doivent beaucoup – mais sans en être toujours conscients – à la postsynchronisation, au doublage des voix (Français en l’occurrence). Tous ces doubles de toutes les nations sont à mon sens les grands oubliés des festivals et autres grands messes du Septième Art.

Plus que la vue, et avant que de pouvoir tisser quelque lien véritablement sensitif, tactile ou olfactif avec autrui ; la voix est le premier lien véritablement sensuel et presque intime qui nous fait pénétrer au plus profond de tout un chacun, au cœur de ses sentiments, de ses émotions et de son intimité, même par écran interposé. La voix est au sens propre l’instrument d’une résonnance qui a lieu jusqu’au plus profond de nous. Plus que n’importe quel image elle est une possibilité de prolongement même de la personne, comme un membre plus long que les autres, à travers l’espace et le temps. Elle fait vibrer notre mémoire et les émotions qui y reposent comme autant de couleurs qui n’attendent qu’un rayon de lumière pour se réveiller. « Le langage, nous dit Maurice Merleau-Ponty, n’est plus un instrument, n’est plus un moyen, il est une manifestation, une révélation de l’être intime et du lien psychique qui nous unit au monde et à nos semblables[2]. » 

Marlon Brando est parmi mes acteurs préférés. Son jeu et ses personnages le plus souvent en rupture avec toutes les formes de conformismes, la société, la morale et le mensonge, ont su très tôt exercer sur l’adolescent que j’étais leur pouvoir de séduction et de fascination. L’acteur lui-même, toujours plus ou moins « à la limite », était à lui seul un concentré de tous ses rôles. Ses interprétations ont été autant de formes autobiocinématographiques et Le dernier tango à Paris, Le Parrain ou Apocalypse now en disent beaucoup plus sur l’homme et sur son « je » que toutes les biographies officielles. Si la longue tirade de Marc Antoine à l’adresse du peuple dans le Jules César de Joseph. L. Mankiewicz (1953) se suffit à elle-même et sans plus de traduction ; tellement le jeu d’acteur y est puissant et dans la plus pure tradition du théâtre Élisabéthain et Shakespearien – quels auraient été les soliloques hallucinés du colonel Kurtz d’Apocalypse now de Francis Ford Coppola (1978) sans la voix française de William Sabatier ? Ce même William Sabatier, toujours doublure vocale de Brando et prêtant sa voix cassée et néanmoins effilée comme un rasoir à Don Vito Corleone, Le Parrain du même Coppola (1972). Et que dire d’Hannibal Lecter, incarné par Anthony Hopkins ? l’hypnotique et emblématique tueur en série du Silence des agneaux de Jonathan Demme (1991). Eut-il été aussi fascinant, pour nous Français (comme pour tous les autres pays) sans les voix qui l’ont véritablement incarné à travers chaque nation et culture ? Pour nous, ce fut celle de Jean-Pierre Moulin, également voix Française de Jack Nicholson depuis Vol au dessus d’un nid de coucou de Milos Forman (1975).

Si le jeu d’acteur, la gestuelle, et jusqu’au moindre froncement de sourcils ou pincement de lèvres tiennent un rôle essentiel dans la composition d’un personnage ; la voix en est, et demeure la suprême et dernière touche. Elle est la parole, elle est la vie... pour reprendre les premiers mots du Prologue. Mais il n’est pas seulement question des voix et de leur tessiture, qui ne sont que les enveloppes et les chrysalides d’un sens, d’une émotion, d’un pathos qui valent comme seules raisons de transmettre et de communiquer. Non ! je parle aussi et surtout du jeu d’acteur véritable, de l’intonation, du débit, de la fluidité, de l’attaque des syllabes, de la hauteur, de la tonalité, de l’amplitude, du phrasé, de l’accent... et de la puissance évocatrice qui donne toute leur dimension aux personnages.

Quand bien même le cinéma et plus largement l’image se dotent de nouvelles parures via les dernières avancées technologiques (numérisation ; 3D ; ambiance olfactive, etc.) à même de susciter chez le spectateur une sorte d’hyperesthésie cinématographique ; la voix a encore de beaux jours à vivre sur la toile. Tant que les personnages auront des choses à dire et les auteurs des choses à écrire, la voix restera encore longtemps le seul moyen pour l’acteur de crever l’écran.

Aussi nous faut-il nous rappeler que le plus souvent, un acteur peut en cacher un autre. Derrière la star maquillée, costumée et apprêtée se dissimule le plus souvent son double, comme derrière le voile pythagoricien. Tous ces acteurs de l’ombre sont les véritables âmes de ces personnages. Ils sont de ceux qui prêtent véritablement vie à ces marionnettes aphones que sont ces icônes du cinéma international une fois qu’elles ont franchi les frontières de leur propre pays. Car l’écran fait écran et c’est le plus souvent l’enceinte acoustique, et non plus acousmatique, qui accouche l’émotion plus que l’irisation de la toile tendue.

Pour nous Français – c'est-à-dire pratiquant la langue du même nom au même titre qu’une religion ; que serait Peter Falk sans Serge Sauvion, décédé quant à lui le 14 février 2010 ? Que serait Marlon Brando sans William Sabatier ? Que serait Anthony Hopkins sans Jean-Pierre Moulin ? Que seraient tous les autres acteurs emblématiques et charismatiques sans leurs différentes voix ? Rien d’autre sans doute, et pour le dire avec les mots de Thomas Stearns Eliot, que des hommes creux, des hommes empaillés,

   « Silhouette sans forme, ombre décolorée,

   Geste sans mouvement, force paralysée [3] ;

   [...] »

Sébastien Junca.



[1]   Hommage de Dominique Widemann à Peter Falk.

[2]   Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard, (Coll. TEL), 1945, p. 229.

[3]    Thomas Stearns Eliot, La terre vaine et autres poèmes, Éditions du Seuil, 1976, p. 111.


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