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Les bancs

Publié le 14 février 2008 par Frédéric Romano
- Moi : Et le trou alors, il sert à quoi ?
- Elle : Et bien le trou, autrefois, c’était pour mettre l’encre.
- Moi : Hein ? Mais, il est pas fermé le trou, ça devait couler !?
- Elle : Mais idiot ! L’encre se mettait dans un pot et le pot dans le trou !

Après de nombreuses hésitations et quelques maladresses, Hubert accepta de faire entrer Matisse. Cette décision fit enrager son épouse Muriel qui frappa le sol du pied en se levant du divan. “Heu, chérie, veux-tu bien faire du café pour Matisse s’il-te-plaît ?“. Ces mots enflammèrent Muriel. “Oui, et puis si tu veux je vais à l’hôtel aussi !“. Hubert baissa les yeux. Il réfléchit un instant, puis, en prenant Matisse par le bras, ils sortirent tous les deux de la maison. Après tout il ne faisait pas si froid, Hubert pouvait bien entendre ce que Matisse avait à lui raconter à l’extérieur, assis sur un banc.

Bancs

À l’instant même où Hubert posa ses fesses sur ces trois planches qui s’abîmaient à quelques mètres de sa maison, un frisson lui parcouru l’échine. Il était venu ici des centaines de fois avec son fils Nicolas. De ce banc, il l’avait vu grandir, en l’aimant, en le chérissant, en le grondant parfois. Sur ce même banc, il avait pris la décision avec Muriel de faire construire une maison sur un terrain encore vide à l’époque. Ce soir là, c’était avec un vieil ami qu’il s’y asseyait et, avec lui, dans sa mémoire, des milliers d’autres bancs renaissaient. Il y avait celui en plastique rouge sur lequel il grimpait du haut de ses trois ans. Celui-ci avait les pieds mordillés par son chien Jacky, un horrible caniche de couleur abricot. Il y avait un banc déjà plus haut qu’il escaladait tant qu’il pouvait et sur lequel il se dressait fièrement malgré les remontrances craintives de sa mère. Il y avait les bancs de l’école qui s’ouvraient par le haut et sur lesquels était percés des orifices pour accueillir les encriers. Ces objets anodins lui semblaient soudain devenir les pierres d’angle de sa vie, les obstacles affrontés et les batailles gagnées.

Matisse lui raconta comment lui même avait développé une affinité avec les planches publiques. Cela faisait dix ans qu’il avait terminé ses études au conservatoire. Il y était entré malgré l’avis négatif de ses parents qui l’auraient bien vu fonctionnaire derrière un bureau. Matisse voulait vivre pour sa passion et mener sa vie en musique. Il aurait tout donné pour réaliser son rêve. Il ne croyait pas si bien dire. Après avoir été employé aux percussions de l’orchestre d’un petit opéra de quartier, il décida d’en devenir patron. L’opéra en question battait de l’aile et menaçait de fermeture. Il en racheta les installations pour une bouchée de pain et entama les rénovation. Matisse rêvait, Matisse voyait grand. Il injecta dans son projet toutes ses économies et celles de quelques amis musiciens. Il persuada les banquiers habituellement craintifs aux entreprises culturelles trop ambitieuses. Il rénova le théâtre de la manière la plus éclatante et les premières représentations furent triomphales. Matisse, grand joueur de flûte, avait su charmer le public et les investisseurs et son opéra semblait en bonne voie pour la postérité. Malheureusement, rien n’est définitif dans le quartier des artistes où la puissance des émotions égale celle des armes. Matisse se pris d’amour pour une jeune actrice promise à un puissant comédien, une fille aux cheveux d’ange et à la voix sucrée. Il l’aima en secret pendant deux années avant que n’éclate au grand jour leur relation. La réaction du riche comédien ne se fit pas attendre. Il joua de ses influences et de sa notoriété pour couler Matisse qui, aveuglé par l’amour, se laissa trop facilement piégé. Un malencontreux accident tua en pleine représentation son plus valeureux comédien. Matisse fut jugé responsable et le rideau retomba définitivement. “Un sacré coup de théâtre“, c’est en ces termes qu’il parle ironiquement de son échec. Depuis, Matisse aire là où il peut être, en été au bord du canal, en hiver dans les foyers, quand un lit se libère.

Hubert écouta la vie de son ami Matisse mais son esprit était ailleurs. Il avait toujours des bancs en tête, ceux de sa jeunesse et ceux de son adolescence. Avec le temps, dans son quartier, les planches de bois avaient été remplacées par des sièges en PVC verts ou bleus. Le vent y déposait de la poussière et de la terre qui salissaient les pantalons. Ils étaient froids et parfois imprégnés d’une odeur repoussante. C’est sur ces bouts de plastique qu’Hubert eu ses premiers émois. La main sous un chemisier, la douceur et la chaleureuse fraicheur d’un sain qui naît, autant de sensations qu’il n’avait pas oublié. C’est sur un de ses bancs qu’il embrassa Muriel. Ils étaient tous les deux saouls. C’est sur un de ces bancs qu’ils se disputèrent et presque se séparèrent le jour où il envisagea de lui passer la bague au doigt.

Hubert ? hubert !“. Il retomba sur terre aux appels de Matisse. “Tu m’écoutes !?“. Hubert fit un signe de la tête pour lui confirmer son attention. Matisse lui parlait à présent de René. Il l’avait revu récemment et il ne semblait pas en grande forme. Il comprit que quelque chose ne tournait pas rond. Il saisit une histoire de double vie, de refoulement et de torture psychologique. Il ne fit pas fort attention à tout ça. Ça ne lui semblait pas bien grave et, à son avis, ça ne justifiait pas le dérangement de sa famille en cette soirée d’automne. Matisse s’indigna de ce manque de compassion. Il se leva et tendit à Hubert une lettre froissée. Il en parcouru les quelques paragraphes puis se redressa et rendit le papier à Matisse. “Je ne peux rien faire pour René, cette lettre t’est adressée… je vais rentrer chez moi. Excuse-moi, j’ai une famille, ma femme et mon fils m’attendent“. René resta planté dans cette pleine de jeux pendant qu’Hubert regagnait son habitation. En avançant, il se pencha pour gratter sa cheville. Il avait l’impression que des fourmis lui grimpaient le long des jambes, comme quand il était enfant et qu’en jouant il dérangeait les fourmilières aux pieds des bancs publics.


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