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9 septembre 1569 | Mort de Peter Bruegel

Publié le 09 septembre 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

  Le 9 septembre 1569 — mais peut-être était-ce le 5 ? — meurt à Bruxelles le peintre Pieter Bruegel, dit le Vieux ou l’Ancien. Il est enterré au cœur de la ville, dans le côté droit de l’église Notre-Dame-de-la-Chapelle. À ses côtés, Mayken Coeck. Il avait épousé la fille de son maître Pieter Coeck, six ans auparavant. Le peintre laisse deux fils en bas âge : Pieter Bruegel II, dit Bruegel le Jeune, connu également sous le nom de Bruegel d’Enfer, né en 1564 ou en 1565 et Jan Bruegel, dit de Velours, né en 1568.
Bruegel, Autoportrait
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  Selon certains exégètes, dont l’historien Guichardin (1483-1540), Pieter Bruegel devrait son nom au village dont il serait originaire : le petit village de Bruegel, dans le Brabant, près de Breda. Mais, faute de documents, ce lieu demeure hypothétique tout comme sa date de naissance que l’on situe en 1525/1530.


  C’est à Anvers, dans l’atelier de Pieter Coecke Van Aelst, que Bruegel fait ses apprentissages, vers 1545. En 1551, il devient franc-maître de la guilde de Saint-Luc, à Anvers. Dès l’année suivante, Bruegel entreprend un voyage en Italie afin d’exécuter des dessins de paysages destinés à la gravure. De 1552 date son premier dessin signé. Paysage montagneux avec cloître italien (1552) ; viendra ensuite la Vue de la Ripa Grande, réalisé à Rome (vers 1552-1553). D’autres gravures, réalisées à Anvers à son retour de voyage, évoquent les lieux traversés par Bruegel, depuis le Mont Saint-Gothard et le détroit de Messine en passant par la vallée du Rhône ou le Tyrol. Vers 1557, Bruegel se met à la peinture, puis, en 1563, s’installe à Bruxelles. À sa mort, survenue en 1569, il a réalisé 120 dessins et 45 tableaux, datés et signés. L’ensemble de son œuvre s’échelonne sur une quinzaine d’années, de 1553 à 1568.

Bruegel, Icare

Peter Bruegel, La Chute d’Icare, v. 1555-1560

Huile sur bois, 74 cm × 112 cm

Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

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LA CHUTE D’ICARE

  C’est vers 1555-1560 que Bruegel peint le sujet allégorique de La Chute d’Icare. Propriété des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique depuis 1912, cette huile sur toile de petit format (73,5 x 112 cm) se réfère à la mythologie et prend sa source dans les Métamorphoses d’Ovide, chapitre VIII. Bruegel ne retient du récit de « Dédale et Icare » et du « vol audacieux » qu’ils effectuent ensemble, père et fils, que l’épisode de la chute. Il ne reste plus d’Icare, oublieux des conseils de son père, que deux jambes et une main, qui s’agitent désespérément hors de l’eau. Et de cette aventure humaine considérable — le vol d’Icare n’est-il pas le premier d’une longue série ? — que quelques plumes qui volètent encore au-dessus des flots. Ailleurs, la vie continue. Le peintre accorde toute son importance à un laboureur majestueux, occupé à pousser devant lui sa houe et son cheval et à tracer les sillons de son champ. Des moutons paissent un peu plus bas, en surplomb de la mer, sous la bonne garde de leur berger et de son chien. Au tout premier plan à droite, assis sur un rocher, à proximité d’Icare, un pêcheur lance sa canne. Non loin d’Icare encore, des matelots s’affairent dans la mâture d’un magnifique vaisseau. Nul ne s’aperçoit de la tragédie qui se joue alentour. Hommes et bêtes portent ailleurs leur regard, indifférents à la mésaventure du fils de Dédale. Seule peut-être, la perdrix grise (présente chez Ovide) installée sur sa branche, à mi-chemin entre le pêcheur et Icare ― se souviendra-t-elle longtemps de cet événement, elle qui redoute les hauteurs et choisit de voler à ras de terre. Bruegel lui-même n’accorde que peu d’importance à Icare. N’a-t-il pas exilé le jeune présomptueux dans un coin de la toile et ne lui octroie-t-il pas l’obscurité des flots ? La scène semble se dérouler dans l’indifférence générale. C’est pourtant cette scène de la chute qui donne son titre à l’œuvre picturale. L’essentiel est sans doute ailleurs, dans la vie quotidienne, et dans la diversité des activités premières de cette vie.

  L’ensemble de la toile est en effet occupé par un vaste paysage maritime, animé et paisible, à la fois ouvert sur le grand large et clos sur l’intimité de chacun. Une douce lumière baigne l’atmosphère, Terre, ciel et mer. Le soleil illumine l’horizon. Un vaisseau élégant, voiles gonflées, vient d’arriver au port. Des voiliers naviguent encore le long des côtes. À l’arrière-plan, sur la gauche de la toile, une grande ville épouse les courbes du rivage et scintille dans le couchant. Sur la rive opposée, noyée dans une lumière irréelle, le regard devine les riches constructions d’un palais. Plus près de nous, au troisième plan, sur la gauche, une forteresse grossière dresse sa muraille aveugle. Peut-être cette construction isolée sur son îlot rocheux est-elle une allusion au labyrinthe dans lequel Dédale avait enfermé le Minotaure ? Mais Dédale est absent de la toile et rien, sinon le titre et peut-être les sillons labyrinthiques tracés par le laboureur, ne met le spectateur sur la voie du mythe.

  La Chute d’Icare, telle qu’elle est peinte par Bruegel, continue de susciter de nombreuses interrogations. Au XIVe siècle, époque où l’humanisme s’est emparé de l’œuvre d’Ovide, le thème est inséparable d’un sens moralisateur. Dans le texte d’Ovide, le poète latin évoque les personnages – le pêcheur, le berger, le laboureur — également retenus par le peintre. Mais, alors que dans les Métamorphoses, ces hommes, comme frappés de stupeur à la vue de ces deux êtres qu’ils prennent pour des dieux, interrompent un instant leur activité, Bruegel, lui, propose de représenter l’épisode suivant : l’étonnant spectacle est passé, les témoins de la chute d’Icare ont retrouvé leur activité ordinaire. Le XIVe siècle dénonce ainsi la témérité et l’orgueil humain. Il dénonce également la richesse et la colère, dont les attributs — la bourse et l’épée — figurent dans le tableau. Bannissant les extrêmes, le peintre privilégie l’idée de « voler entre les deux », entre mer et ciel. « Inter utrumque vola », avait conseillé Dédale à son fils. Le laboureur poursuit son ouvrage, dédaignant à la fois le drame de la témérité auquel il tourne le dos et la bourse et l’épée, qui gisent à sa gauche sur un rocher. Une autre manière de se conformer au conseil judicieux d’un grand ingénieur de l’Antiquité.

  Un quart de siècle après la découverte du tableau de Bruegel, le poète américain W.H. Auden évoque La Chute d’Icare dans « Musée des Beaux-Arts » :

« In Brughel’s Icarus, for instance: how everything turns away
Quite leisurely from the disaster ; the ploughman may
Have heard the splash, the forsaken cry,
But for hi mit was not an important failure ; the sun shone
As it had to on the white legs disappearing into the green
Water ; and the expensive delicate ship that must have seen
Something ammazing, a boy falling out of the sky,
Had somewhere to get and sailed calmly on. »

W.H. Auden, Poems selected by John Fuller, Faber and Faber, 2005, p. 29.


« Dans l’Icare de Bruegel, par exemple : comme tout se détourne
De la catastrophe sans se presser; le laboureur a pu entendre
Le floc de l’eau, le cri de désespoir,
Mais pour lui ce n’était pas un échec important ; le soleil brillait
Comme il devait sur la blancheur des jambes disparaissant dans l’eau verte,
Et le coûteux, le délicat navire qui avait dû voir
Quelque chose de stupéfiant, un garçon précipité du ciel,
Avait quelque part où aller et poursuivait tranquillement sa course. »

W.H. Auden, Poésies choisies, Éditions Gallimard, Collection Poésie, 2005, pp. 54-55. Préface de Guy Goffette, traduction de Jean Lambert.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



■ Voir aussi ▼

le site Pieter Bruegel
→ (sur Terres de femmes) Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie
→ (sur Terres de femmes) Norge | Maintenant il vole (poème extrait du recueil Le Sourire d'Icare)




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