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Rosalind Brackenbury, Jaune balançoire | Yellow Swing

Publié le 12 octobre 2011 par Angèle Paoli
Rosalind Brackenbury, Jaune Balançoire | Yellow Swing
Éditions de l’Amandier, Collection Accents graves-accents aigus, 2011.

Lecture d’Angèle Paoli

Portrait de Rosalind Brackenbury
Image, G.AdC

ENTRE DEUX MOUVEMENTS

  Je découvre en lisant Jaune Balançoire que Rosalind Brackenbury, auteur du recueil Yellow Swing, connaît, à Marseille, le petit port du Vallon des Auffes. Qu’elle a posé son regard sur les « bateaux retournés comme des coquilles » et parcouru avec bienveillance ces lieux en suspens à la « lisière des choses ». La découverte des six derniers poèmes de Jaune Balançoire, écrits en 2002 pour le Scriptorium de Marseille, rend la poète britannique à la fois plus proche et plus mystérieuse. Plus proche parce que le Vallon des Auffes, ce « territoire à l’écart » de la « ville portuaire » est, pour tout Marseillais, un lieu de passage traversé des mêmes interrogations « entre rêve et réveil » ; plus mystérieuse parce que la présence, dans ce « lieu dit » d’une poète inscrite dans la lignée de Thoreau et de Whitman bouscule les frontières et les images que le lecteur colporte avec lui dans l’espace mental qui est le sien. Dernier volet de Jaune Balançoire, les poèmes de The time we live in/L’époque où nous vivons déplacent le balancement initial impulsé au recueil par le poème d’ouverture « Yellow Swing » au profit d'une « gravité différente ».

  Different gravity ? Emprunté au troisième poème de Yellow Swing, « Gravité différente » est également le titre du premier volet de l’ouvrage qui regroupe treize poèmes de même tonalité et de même facture. C’est sans doute dans cet ensemble que s’éprouve avec la plus grande évidence l’art poétique de Rosalind Brackenbury. Énoncé dès l’exergue par la voix médiatrice de Kate Llewellyn, l’effet d’oscillation implicitement contenu dans le titre du recueil, s’exprime et se lit dès le premier poème. Yellow Swing.
  Le balancement ― hamac ou balançoire ―, déplacement oscillatoire entre un aller et un revenir, donnent l’unité de mesure et la pondération par lesquelles le poète conçoit toute relation aux choses et aux hommes dans une subtile tension entre lâcher prise et retour. « Parce qu’étreindre trop fort, s’agripper, conduit à l’immobilité complète. C’est tenir et lâcher prise qui fait se balancer le hamac », écrit Kate Llewellyn. Il en est de même de la poésie de Rosalind Brackenbury, qui joue sur la tension entre les extrêmes, le rapprochement inattendu entre les contraires, infiniment grand et infiniment petit, le monde de l’intime et l’universelle appartenance au monde. Entre certitude et incertitude, entre l’ici et l’ailleurs. Chaque poème compose une scène de vie qui se construit dans le mouvement de va-et-vient entre deux limites. Dans leur permanente confrontation. Mais aussi dans le jeu de variations des focales. Du grand angle qui permet une appréhension large du monde extérieur à l’insert cinématographique qui se saisit d’un détail et l’isole. Pour le mieux savourer ou, au contraire, pour en dénoncer les dangers.
  Des comparaisons inattendues ouvrent le champ à des rapprochements singuliers. Ainsi, dans la partie intitulée Room service, du poème des « Poneys sauvages ». La scène du ballet des poneys sauvages qui « s’entre-poussent » évolue vers « l’entrechoc des corps » du couple, ses « morsures réciproques au fil des ans de mariage ». Du ballet des animaux à celui des amants, le basculement se fait par le jeu inversé des regards, de part et d’autre de la barrière et de la figure-pivot du balancier  : « the sway ».
  Le balancement du « yellow swing » est de même nature que l’infini mouvement de la marée. Dans le mouvement du jour ou dans l’impulsion donnée au jour par la brise, s’inscrivent objets, animaux, décors et pensées, saisis dans la même sensualité, dans le même désir. La balançoire jaune (il faudra aussi parler du jaune) et l’ombre qu’elle projette « sous le porche » amène le souvenir des « deux bonnes chaises de cuisine » de Van Gogh. Gage de solidité et de rassurante présence au monde. Tout un décor prend place entre les deux mouvements de la balançoire, un aller-un retour, du perroquet aux poules, de la rue au jardin, entre hier-demain-ce jour, lumière et ombre, du « je » au « nous » et aux « amis ». Seuls les bougainvilliers vivent dans leurs plis leur existence unique, sans double, sans échos. Au centre du poème l’injonction qui guide dans sa démarche l’artiste, peintre ou poète :

« Ne garde auprès de toi
que ce que tu veux peindre
ou qui te peint toi-même. »

  C’est dans le creuset de ces trois vers que s’élabore le secret de la poésie si personnelle et si attachante de Rosalind Brackenbury. L’écriture prend racine dans le tremblé de la vie, dans le mouvement oscillatoire et le va-et-vient du jour, dans la présence du poète au monde. La poésie de Rosalind Brackenbury se nourrit de l’écoute de la nature, « gestation des arbres », grillons et fourmis. Mais tout autant du désir et des enlacements des amants, sueur et sommeil. Le jardin est cet « hôtel lunaire » qui baigne leur jouissance. Eden n’est pas loin, arbre chargé de mangues mûres. Eros nocturne mène sa barque.

« Tu glisses hors de moi, bateau s’éloignant de l’amarre. »

  Chaque poème est une pièce, chaque pièce est un monde changeant. Les rues se changent en venelles de corail et le lit en bateau. Les dangers et les fuites évoluent en danse amoureuse et le corps de l’aimé se change en paysage. Les gestes des amants s’adaptent à la métaphore. Soudain se produit le basculement du rêve et le glissement vers la vieillesse, sa cruelle et grinçante nudité. Mais, au final, la poésie ramène ses trouvailles tendres, et,

« posée sur l’oreiller encore,
une petite plume, et un bout de coquille ».

   Peint par Van Gogh en décembre 1888, Le Fauteuil de Paul Gauguin (dit aussi Le Fauteuil vide) est à dominante verte. Même si, sur les bras et le dossier du fauteuil, alternent le marron et le bleu, même si des notes jaunes vibrent dans la toile, c’est le vert du paillage et le vert des grandes surfaces murales qui frappent la mémoire visuelle de leur tonalité dominante.
  Également réalisée en décembre 1888, La Chaise de Vincent avec sa pipe, plus modeste, impose à la mémoire intérieure son jaune orangé lumineux. Même si le bleu-vert des murs et les traits de même couleur cernent paillage et barreaux. De même de la poésie de Rosalind Blackenbury. Le jaune de la « Yellow Swing » imprime sur l’ensemble du recueil sa dominante jaune (clin d’œil au « Yellow Submarine » des Beatles ?). Même si d’autres couleurs surgissent ici et là, le bleu et le vert, notamment, c’est le jaune qui l’emporte. Cœur jaune de la marguerite collée dans les pages du journal du père ; rideaux jaunes de la cuisine de la mère ; « jaunes tendres comme soleils fendus », les œufs cassés sur « le bord du bol » par la main maternelle; « veste jaune passée autour des épaules » de la mère ; « spores jaunes » de l’ammonite rapportée par le père ; « toile cirée jaune à essuyer chaque jour »... Disséminé dans les poèmes, le jaune est la couleur de la tendresse. Tendresse associée au quotidien de l’enfance, liée aux gestes familiers des parents aimés et disparus dont on retrouve la présence douce et affectueuse dans les poèmes d’« Apprentissages »/Teaching Me. Le recueil ne porte-t-il pas en dédicace « À la mémoire de mes parents, William et Sylvia Crabtree » ? Émouvante Rosalind !
  Sans doute l’anteposition de l’adjectif « jaune » dans la traduction française du titre (plus singulière en français) est-elle aussi pour beaucoup dans cette contamination du jaune à l’ensemble de l’œuvre. Comme si le jaune de cette balançoire créait une catégorie particulière de jaune, comme le jaune citron ou le jaune safran. Ou une typologie particulière de balançoire. Ainsi, ancré dès le premier poème, le jaune diffuse-t-il sa lumière sur l’ensemble du recueil tout comme le balancement de Yellow Swing donne son impulsion à l’ensemble des poèmes.

   Enfin, dans L’époque où nous vivons, s’adressant dans « Partager » aux poètes du vingt-et-unième siècle, Rosalind Brackenbury invite chacun d’entre eux au partage, seul acte susceptible de faire « rendre leur jus » aux mots :

« Où que soit cette table
nous serons attablés, l’un en face de l’autre
et l’oreille tendue vers ce que le monde peine à entendre ».

  Dans la même section, la poète s’insurge contre les désastres d’une époque, les vastes entreprises de destruction auxquelles les expropriés assistent, impuissants. Dans ces poèmes-manifestes, Rosalind Blackenbury plaide en faveur des paysans palestiniens contre l’abattage de leurs oliveraies ; ou en faveur des joueurs de boules et des pêcheurs du Vallon des Auffes, menacés d’expulsion et de disparition. Mais au-delà des injonctions et des supplications, il y a cette volonté heureuse qui s’affirme de pleine adhésion à la vie. Le recueil de Jaune Balançoire se clôt sur un poème dédié à Satish Kumar. Intitulé « Parce que nous sommes », ce poème est un hymne à la vie et à l’autre : « Je suis parce que nous sommes... à jamais, je suis. Nous sommes. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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ROSALIND BRACKENBURY

■ Rosalind Brackenbury
sur Terres de femmes

Artists in studios (poème extrait de Jaune balançoire)
→ (dans la galerie Visages de femmes) le poème Yellow Swing (extrait du même recueil)

■ Voir aussi ▼

→ le site de Rosalind Brackenbury
→ (sur le site France Culture) Rosalind Brackenbury dans Le Temps des femmes de Sylvie Andreu (émission du 18 août 2011)
→ (sur le site de John Daniel & Company) une fiche de l'éditeur américain sur Yellow Swing, publié aux États-Unis en 2004



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