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En lettres bleues et or (2)

Publié le 22 novembre 2011 par Jlk

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De JLK à Daniel Vuataz, dit le Kid.

Colonata, foyer d’anarchie, ce 23 octobre 2011

Caro fanciullo,

On est ici sous les falaises de marbre, mais au-dessus des guérites mythique où s’activaient les foudres d’anarchie que furent les Spartani, tailleurs plus ou moins outlaws des pierres perdue de l’Exploitation du marbre et de ses carriers en butte à tous les dangers. Je t’ai envoyé un SMS du val magique où s’active encore l’un d’eux, le titanesque Mario del Sarto, taillant et meulant  (mais pas au sens des enfants de notre pays qui meulent) au milieu de ses créatures sculptées dont il m’a raconté un peu plus de la genèse.

Dans mon SMS, je t’ai dit que j’avais pris ton poème, lu la veille au soir dans une trattoria surplombant la mer, pour celui de quelque Américain que tu avais recopié, ou de quelque beatnik nordique, ou d’un épigone de Whitman ou de Whitman lui-même traduit par un rocker lettré, et puis j’ai compris que ces mots sortaient de ton gosier de drôle d’oiseau  préalpin et leur délire m’a bluffé jusque dans ses acrobaties nonsensiques, tu m’as fait vaciller là-bas au bord de l’écume de la Bleue comme, en miniature taguée n’est-ce pas, sur des fragments  de roche verbale arrachés à telle rhapsodie de  Cendrars  ou telle glossolalie Charles-Albert avec ta papatte à toi.

C’est un drôle de machin sidéral bleu à stries d’argentique que cette Prière polaroïd, elle dit un appel qu’on n’entend plus  tellement par les temps qui courent, la déferlante est à la fois verticale et tournoie sur les horizons  comme par une sorte de gyroscopie géographique, et ça ça me plaît que tu investisses le géographique « plus haut / et plus loin d’ivresse / sur ce globe bouleversé /patinant sur son axe »,  j’aime ce tournis de points de vue qui varie les focales comme cela se passe désormais vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans l’oculaire panoptique « si tu regardes / dans la grande loupe à gaz / où la buée fait ses fusées mécaniques », tu remues toute une brocante lyrique qui fait parfois pas mal recyclage surréaliste, mais j’aime assez tes vallées « à poulains angoras ruminant de l’osier » et toi « demandant le phoque / échangeant l’émail / et recevant / l’asile et le thé / le long des voies ferrées », il y a là les images d’une dramaturgie voyageuse relancée, un coup de rein d’épopée de grand air, une pulsation d’envies à répétition, et ça y va, ça roule, ça coule, les vocables sont des gemmes que tu fais tourner dans les éclairages astraux : « Je vois les étagères de cette ancienne bibliothèque / quand les géodes diamantaires  les lapis-lazulis posés réfractés lourds / pressaient sur les actographies / des fonds océaniques / leurs mobiles perpétuels lapins / en manuels traduits de dialectes ouraliens / alors l e temps faisait encore partie du jour »…

Et le barde te fait écho : « En route pour plus que l’Inde / ô secret de la terre et du ciel ! »

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Entretemps j’avais reçu Bazin dont tu me parlais, j’veux dire : Vipère au poing réédité en Cahiers rouges, mon  premier choc de lecteur de quinze ans et des poussières, ce roman de la révolte absolue d’une jeunesse humiliée à l’intimité blessée à mort par la vilenie pseudo-familiale, antisociale et cléricale concentrée en une pile de haine au nom de Folcoche. Nous qui sommes de la saine tribu des tendres, d’après les famines et les guerres, nous  aurons eu besoin de cet acide dont la meilleure littérature nous dose les transfusions vitales, et l’ado enragé de Bazin, le réfractaire Jean Barois de Martin du Gard, Moravagine le fou à lier de Cendrars, Zorba le maître à vivre auront été ces foudres de grande camaraderie que chantent jusqu’à nous les Whitman et les Ginsberg ou William Cliff  l’errant belge au lyrisme de voyou de la ville-monde qui  nous lance dans la foulée «les gens fument les gens absorbent du café/les gens boivent les gens mangent beaucoup de viande/ils mangent la chair des bêtes qu’ils ont tuées », et c’est parti pour un tour de manège dans la vie de tous les jours, avec au ciel les oiseaux qui chantent  « à gorge triomphante l’Existence Immense… »

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Je te raconterai une autre fois, sous les falaises de marbre, ma visite à Mario del Sarto, le géant au coeur d’enfant, dont la frise de personnages qu’il sculpte dans son val suspendu raconte l’humanité. Lui aussi a son Arche là-bas, tout en bas de Colonata, sa cabane au Canada, son isba au fronton de laquelle il a écrit en lettres bleu ciel : Lavorando mi riposo – je me repose en travaillant.

Il y a là toute une Italie populaire, qui te récite des Canti de Dante par cœur et qui se fout du Cavaliere. Mario del Sarto se réclame des Primitifs, son Arche est celle d’une espèce de vieux sage des dimanches prolétaires dont les sentences, en polychromie, émaillent tous les rochers des alentours, entre bestiaire et figures de toutes espèces – je te les envoie par MMS… 

 

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De Daniel Vuataz à JLK, dit le Papillon.

Lally, le 21 novembre 2011.

Dear Old Buddy,

C’est un peu la Laponie de mon côté de la Vallée, et le soleil, à 15 heures tapantes, passe déjà derrière les mélèzes bleus et les sapins de Douglas. D’ici je te vois presque : je vois la Dent de Jaman crochée dans ses Rochers de Naye, la route du Vallon qui file sèche entre les pentes gelées et les grosses taches de soleil, jusqu’aux côtes pelées du Molard et même plus loin, la Dent de Lys où mon frère part parfois glisser sur des pierres trempées de myrtilles. Ton côté de la vallée est sépia, il y a de petites nappes troubles à hauteur du chemin de fer, et je t’imagine dans ta piaule, ou peut-être à l’isba, à repeindre une fenêtre alors que ton double se repose une minute sur sa bêche en considérant le fond du lac et le chemin creusé depuis la dernière clope. Ou plus probablement dans ta petite pièce, à l’étage, où dorment les Œuvres complètes d’un dandy sur papier rugueux, et puis sèchent des couleurs, des toiles, des bouts de carton dans la ventilation de ton ordinateur. Ta fenêtre sur le monde. Peut-être que tu relis les vers d’une Prière en développement instantané, ou que tu es passé à autre chose. Tu passes toujours à autre chose. Je sais qu’il y a sous tes fesses une pile de gros coussins plats, et dans tes mains un vieux renversé du matin.

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C’est pas trop tôt : depuis hier la maison de mes parents, d’où je t’écris, est enfin décemment connectée. Deux types à casquette de base-ball et accent d’un Sud quelconque sont venus serrer la main de ma mère et poser une petite boîte noire contre notre charpente sud, au-dessus de ce jeune viorne aubier que mon père a planté à la Saint-Michel, avant les premiers gels, à égale distance de la haie morte et de la véranda. Cette véranda où je bois du Jotterand, et d’où je te devine – à moins que tu ne sois sur quelque route en lacets dégourdis, des bouquins plein le siège du mort, une bonne demi-douzaine de flics au cul. Ici on est enfin reliés, comme tout bon bouquin, et c’est grâce à une technologie nouvelle, un truc de relais, d’onde à fréquence élevées : l’antenne qui nous alimente se trouve au sommet des deux petites maisons à toits très pentus – je pense à ces maquettes rouges de Finlande – quelques centaines de mètres au-dessus de chez toi, de ton côté du vallon. La liaison est donc physique, et c’est pas pour me déplaire ! Quand il neige, il paraît que ça passe encore mieux. On verra bien. Si tu veux me couper de tout, tu sais ce qu’il te reste à faire : enfiler tes moonboots et t’en aller déguiller la belle installation, sur le toit des voisins. Au pire, il me restera Whitman, Tolkien ou Lagerkvist pour me passer le temps. Et ça me fera écrire, peut-être, qui sait. Le monde explose partout.

Ce matin je me suis pété la gueule pour la première fois de l’hiver sur la route des Pléiades. Une sale petite couche de givre et c’est parti d’un coup sur le flanc droit. Le genou a ramassé, le droit, comme à chaque fois. C’est une sorte d’avertissement. Le plus drôle c’est que, dans ce vallon pratiquement dépeuplé, j’ai réussi à me vautrer devant trois braves témoins, tous là, les bras croisés à siroter l’instant, comme s’ils savaient que ça allait arriver, ici et maintenant : un prof de maths à rouflaquettes a d’abord sauté de son balcon pour m’aider à relever le scooter, aussi vite qu’il s’est empressé de repartir sucrer son thé ; puis c’est un vieux dans sa Volvo embuée, qui m’a fait répéter que je n’avais rien de cassé, qu’il fallait pas chialer, avant de contourner ma tache d’huile en se mordant la langue ; la troisième, une drôle de célibataire sans chien, n’a rien trouvé de mieux que de frouer et se foutre de ma gueule, elle qui en avait déjà vu deux ou trois comme moi, ce même matin, se viander en deux roues contre son pâturage. Elle a dû probablement voir mon frère : plus personne d’autre ne prend de scooter après la Toussaint sur ces routes de givrés.

Le genou bleu a du bon : je suis obligé de rester tranquille et du coup, je bûche dans ma véranda. Je pense faire des albums, ou couper du bristol pour recouvrir un mur. Ou prendre des photos, et laisser les pellicules cramer au soleil de novembre. Il y a quatre jours, j’ai développé ma première image argentique, chez un vieux qui me donne des cours particuliers. Il s’appelle comme ce peintre et graveur que tu connais et que tu aimes, mais quand je lui ai demandé s’il était de la famille, il m’a seulement raconté un truc sur l’ambassade chrétienne du Laos. Il ne répond que par histoires interposées, par anecdotes de dingo, et j’ai pas encore réussi à savoir s’il se foutait de moi ou pas. C’est un type à training et petite moustache blanche qui a visité tous les pays du monde avec sa femme et ses vieux Leica – il me les a fait soupeser, comme des très gros bolets, ou des grenades lourdes dégoupillées. Chimiste de formation, mais il préfère prendre la route. Il loue un petit studio crade près de l’Armée du salut, qu’il n’utilise que comme laboratoire, et peut-être garçonnière. Je le soupçonne d’y passer ses journées d’hiver, derrière les rideaux de plomb à motifs de Cuba, à développer ses chromes en écoutant Mahler. Cela dit, la matinée passée avec lui a été épatante – un mot qui est à Cendrars – dans le noir étrange des ampoules ténues, à lui raconter mon Monténégro alors qu’il me parlait de son Beyrouth, à lui causer de nos Danemark alors qu’il évoquait tous ses Nicaragua et me filait au compte-goutte les ficelles du métier. Et dans les sels d’argent, le vinaigre et le carton massicoté, c’est toi que j’ai fait apparaître. Tu le croiras ou non, mais mon premier miracle, celui dont on se souvient toute sa vie – me dit Aeschlimann en se grattant le pif – parce que c’est quand-même quelque chose de magique, ce papier trempé dans une bassine de plastique qui se met à foncer, à noircir par endroits, à prendre du sens, du volume, du chien – eh bien ce premier miracle, c’est une image de toi : oui, toi, tes yeux d’abord qui se sont ouverts dans l’eau claire, sous l’horloge à bosons. Toi et ta gueule dans le vent, Old boy, sur ton balcon, les poings fichés au bois noir de la balustrade, prêt à en découdre. Il faudrait que je te la scanne, cette photo, et que je te l’envoie un de ces jours. Elle m’inspire. Le truc drôle avec la photo : tu en prends quinze avec ton téléphone, et tu veux l’imprimer sur papier couché ; et quand elles proviennent d’une bonne vieille pellicule, tu s’empresses de la scanner pour la balancer d’un seul clique dans ce Multimonde dont tu me parles et qui ne s’arrête plus aux portes ouvertes de la maison de mes parents… J’ai montré le miracle à un écrivain de Prilly, colleur d’affiches et brûleur de chameaux. Tu sais ce qu’il m’a dit ? Que t’avais l’air d’un boxeur. Je l’ai jamais vu rire autant, il avait les lèvres complètement retroussées

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C’est tout pour aujourd’hui : demain je file en Wagon-Lit pour Budapest et plus loin la drôle de Roumanie. J’espère pouvoir y trouver une parabole, une antenne, un émetteur, une ligne de fibre optique, n’importe quoi qui pourra me rapprocher du vallon où tu cuis des côtelettes et dorlote trois petits Cervins acidulés. Tu n’es pas un peintre comme les autres, tu sais. Ce sont les autres qui sont comme toi : toujours une longueur d’avance…

À Dieu-vat, à dans quelques jours !

Danny

 


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