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Uri Orlev, Poèmes écrits à Bergen-Belsen en 1944 en sa treizième année

Publié le 30 novembre 2011 par Angèle Paoli
Uri Orlev, Poèmes de Bergen-Belsen (1944),
Éditions de l’éclat, 2011.
Traduits par Sabine Huynh.

Paris, Rencontres du 26 et du 27 novembre 2011.


Uri Orlev (1)
Uri Orlev
par Sarah Van den Elsken
Source


TASCHENBUCH, « CARNET DE POCHE »

  Comment imaginer que l’écrivain que l’on a en face de soi, a jadis été un enfant de treize ans, détenu pendant deux ans dans le camp allemand de Bergen-Belsen ? Comment imaginer qu’Uri Orlev, octogénaire israélien au regard si doux, est un rescapé de la Shoah ? Pourtant, à observer cet homme serein, à l’allure de sage bouddhique, qui pose sa réflexion et sa parole sans frémir et sans ciller, on peut retrouver quelque chose de l’enfant-poète déterminé, qu’une imagination fertile a sauvé de l’horreur et de la barbarie. Aujourd’hui auteur réputé de nombreux livres pour la jeunesse, récompensé en 1996 par le prestigieux prix Andersen, Uri Orlev raconte qu’il s’était inventé un monde à sa convenance : empereur chinois, il avait à son service toute une cohorte de mandarins qui agissait selon ses désirs et ses ordres. Ainsi transformé par l’imaginaire, le camp de Bergen-Belsen était devenu habitable.

  Dans le ghetto de Varsovie, ― dont « Les étroites ruelles juives/Résonnent des râles lugubres des affamés » ―, puis dans le « camp de familles » de Bergen-Belsen où l’adolescent est envoyé avec son petit frère et sa tante Stefania Orlowska, au plus noir de la nuit du camp, le jeune Jerzy Henryk Orlowski se souvient des poèmes appris en classe. Ils lui reviennent en mémoire et accompagnent les silences. C’est au cours de sa seconde année de détention, que Jerzy Henryk Orlowski, devenu plus tard Uri Orlev, compose les Poèmes de Bergen-Belsen. Quinze poèmes en tout. Datés avec précision, ces poèmes s’échelonnent de janvier 1944 à novembre de la même année. Parfois, un long temps sans écriture s’installe, qui sépare juillet de mai ou octobre de juillet. Parfois, au contraire, un même mois compte plusieurs poèmes. Ainsi du mois d’avril ou du mois d’octobre.
   Pourquoi ces blancs d’un poème à l’autre, se demande le lecteur ? Sans doute faut-il s’en remettre à l’auteur qui écrit au sujet de son Taschenbuch, « carnet de poche » précieusement et jalousement gardé par l’enfant :
  « J’ai écrit les poèmes dans des élans de soudaine inspiration ». Une inspiration qui ne néglige pas pour autant le travail nécessaire à la création. Écrits dans un premier temps « au brouillon » sur une planche arrachée du châlit, les poèmes ne sont consignés par l’enfant dans son petit carnet de poche, qu’une fois obtenu le résultat escompté par Yurek. C’est peut-être ce qui explique, en partie, les espaces temporels qui séparent un poème d’un autre poème.

   Rédigés en polonais ─ langue naturelle de Jerzy Henryk Orlowski (l’enfant a longtemps ignoré qu’il était Juif) ─, les Poèmes de Bergen-Belsen ont été publiés soixante ans plus tard. Transposés en hébreu par Uri Orlev lui-même (Shirim MiBergen-Belsen, 1944, Yad Vashem, Jérusalem, 2005), ils sont aujourd’hui accessibles en français grâce à une traduction de Sabine Huynh, et au soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. « Une traduction très réussie », selon le témoignage en direct ─ à la librairie du Temple, à Paris, le dimanche 27 novembre ─ d’une enseignante versée dans la langue hébraïque. Ajoutons que Sabine Huynh a travaillé sa traduction en s’appuyant également sur le texte originel, écrit en langue polonaise, dans un souci constant de correspondance entre les deux langues.
  Les quinze poèmes qui composent l’ouvrage sont complétés par un fac simile du carnet de l’enfant. Pages brunes très émouvantes. Le lecteur y rencontre l’écriture appliquée de Yurek et au-delà, la facture du poème, sa date de création, sa répartition strophique, ses majuscules en début de vers et ses alinéas. Seules les rimes visibles/lisibles en langue originale (le polonais) semblent, à quelques exceptions près, avoir déserté la page.
Les poèmes, écrits par l’enfant pris dans la tourmente, disent le désenchantement et mettent des mots durs sur le vrai visage d’un monde en proie au mal absolu :

  « Monde mauvais, brutal, cupide, abominable
   Si peu de gens sont bons, si peu de gens
     ont le cœur pur… ».

   Les textes dénoncent l’horreur de la guerre et l’horreur des camps, la misère où les hommes y sont tenus, la faim, les luttes dérisoires pour survivre, la mesquinerie des gens, la souffrance, la mort :

  « Le convoi continue sa route. Mais quelle tristesse
   Que ces squelettes desséchés debout pour rien… »

  Dans le huitième poème, ― « La sirène du train » (25 avril 1944) ―, le jeune poète s’interroge sur le sens à donner à cette terrible et incompréhensible réalité : « Dieu, où est la justice, où est la loi ? ». Comment comprendre et accepter le sort qui est fait à ceux que l’on nomme « les Juifs », lorsque « les Polonais », eux, les « gens normaux », « se promènent en vie » ? Comment supporter que les uns « vivent libres, à l’extérieur » « jouissant de chambres contenant tout le nécessaire » tandis que les autres « cruellement entassés », « encore vivants maintenant, cadavres sous peu » sont « poussés vers la mort » ?

  Les tableaux versifiés que compose chaque poème, évoquent sans ambigüité l’univers concentrationnaire tel qu’il a été vécu et traversé par le petit Polonais, l’atmosphère de puanteur qui y règne, la vie précaire et douloureuse à laquelle les détenus sont condamnés. Ordures, vexations, taloches, barbelés et bagarres. Le monde du camp de Bergen-Belsen est vu à travers le regard sans illusion d’un jeune garçon qui tente de trouver un sens à cette tragédie sordide. En dépit de son jeune âge, les questions que se pose l’enfant traduisent ― outre un profond désarroi ― une grande maturité :

  « Comment saurais-je, comment saurais-je
  quelle voie choisir ?...
  Qui m’indiquera la voie honnête ?...
  Montre-moi vers où me tourner, je suis désorienté… »

   Le poème du 23 mars 1944 ― « La plaie s’est cicatrisée » ―, retrace le sauvage assassinat de la mère de Yurek par les Allemands. Tout en évoquant la terrible souffrance qui lui est infligée, le jeune garçon dit l’impossible oubli :
  « Je n’oublierai pas qui a plongé le couteau,
  qui a poignardé,
   Mutilant non seulement mon cœur
  mais tous les cœurs… »

  Et à la question posée à Uri Orlev sur le pardon, l’écrivain, ramenant toutes les souffrances endurées par les Juifs à cette douleur-là, personnelle et unique, et à ce « chagrin pour l’éternité », confie l’impossible pardon.

  Quant à la question de l’écriture, Yurek la pose dans « Ghetto » (18 juillet 1944) :

  « Je ne veux pas continuer à écrire
  Car ceci est juste le début
  D’une tragédie sans fin
  Assez, je coupe le fil de ma pensée. »

  Que dire dès lors de l’écriture de la poésie pendant ce temps de détention à Bergen-Belsen ? A-t-elle sauvé le petit Yurek de la barbarie ? Peut-être l’a-t-il davantage été par son aspiration démesurée aux voies/voix de l’imaginaire. Le paradoxe tient pourtant dans le fait que l’enfant a choisi de traduire ses pensées sous forme poétique plutôt qu’à travers un récit en prose. Sans doute les contraintes propres à la versification fournissaient-elles, sans que l’enfant en ait conscience, un cadre solide pour exprimer l’indicible et tenter de le contenir.
  « Pourquoi avoir choisi d’écrire des poèmes  ? », a-t-il été demandé à l’écrivain israélien. Uri Orlev n’a pas de réponse claire à proposer. Cette forme d’expression semble s’être imposée à lui tout naturellement. Pourtant, au lendemain de la vie dans le camp, après l’installation de Yurek et de son frère en Israël en 1945, Uri Orlev dit n’avoir plus écrit de poésie.
Sabine Huynh et Uri Orlev. Paris, librairie Tschann le samedi 26 novembre 2011
Ph. Yaara Orlev

  Excellemment, mais sobrement conduites par Sabine Huynh, les deux rencontres parisiennes du week-end dernier autour d’Uri Orlev ont été très différentes l’une de l’autre tant par le ton donné au dialogue que par la teneur des propos. La première, dans l’espace Jeunesse de la librairie Tschann, a bouleversé un public d’adultes ému jusqu’aux larmes du témoignage apporté par Uri Orlev. La seconde, Librairie du Temple, rassemblait toute une classe d’adolescents juifs, accompagnés de leur professeur. L’attention des élèves, garçons et filles, était soutenue. Les questions abordées par ces adolescents à peine plus âgés que le Yurek des poèmes, étaient fortes de pertinence.
  Mais à la haine ouvertement déclarée envers les Allemands par l’une des élèves, Uri Orlev a répondu avec calme que son livre avait d’abord été traduit et accueilli en Allemagne. Et que les Allemands d’aujourd’hui n’étaient pas ceux d’hier. Puisse cette réponse avoir été entendue par cette jeune fille ! Puisse-t-elle l’être par chacun de nous !

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Uri Orlev



■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de The Institute for the Translation of Hebrew Literature) une bio-bibliographie d’Uri Orlev



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LES COMMENTAIRES (1)

Par Nicolas Mebane
posté le 27 septembre à 22:11
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