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Catherine Weinzaepflen, Celle-là

Publié le 16 mars 2012 par Angèle Paoli
Catherine Weinzaepflen, Celle-là,
des femmes-Antoinette Fouque, 2012.


Lecture d’Angèle Paoli

Ma chambre -tait d-un jaune doux ni or ni citron
« j’ai rêvé d’une ville de lumière jaune de soleil
dans la maison où j’habitais avant
ma chambre était d’un jaune doux ni or ni citron
orpiment peut-être »
Aquatinte numérique, G.AdC


ENTRE RÊVES ET EAU, LA FUGITIVE

   Entre rêves et eau. Elle est « Celle-là ». La femme sans nom du dernier roman de Catherine Weinzaepflen, celle qui deviendra, au cours de son errance, la Lorelei de Celle-là.


  Prise dans un désir irrépressible de dépossession d’elle-même, la-sans-nom-la-sans-visage est la fugitive qu’un drame affreux jette, un matin d’été, sur la route. Inépuisablement, le long des chemins de halage, au bord des fleuves, elle marche. Délestée de tout bien, elle n’a pour seul bagage qu’un sac dans lequel la voyageuse tient serrés ses vêtements. Devenue « huttiste » (le Thoreau de Walden est présent dans les pages) par la force qui la pousse loin de chez elle, toujours vers l’Est, vers l’Est toujours, elle dort aux abords des forêts, dans des cabanes de branchages, se nourrit de ce que lui offre la nature, champignons et fraises des bois, se baigne nue dans l’eau vive des rivières et des lacs. Sa symbiose avec le monde secret des grands arbres la tire vers l’animal. Elle se sent renarde, dit-elle. L’hiver venant, elle trouve refuge dans les hôtels des villes et villages qu’elle traverse. Parfois même, un monastère l’accueille pour plusieurs semaines. Elle se joint alors aux moniales dont elle partage la table et le travail. Nul ne l’interroge. Elle fait silence sur sa vie. Elle est presque au bord de perdre l’usage de la parole. Mais toujours la pleine nature reprend ses droits, qui l’attire, dès les premiers beaux jours. En elle, dans cet espace dont elle savoure chaque parcelle, elle retrouve l’asile sûr qu’elle a apprivoisé au cours de son errance. De rêves et d’eau.


  Omniprésente, l’eau préside à la marche ― « Heureusement il y a l’eau » // « L’eau toujours, la proximité de l’eau ». Qu’elle soit de fleuve, de rivière ou de lac, l’eau accompagne la fugitive, se coule dans ses rêveries, rythme son pouls et sa vie, dresse la carte de son cheminement, fixe ses objectifs : « Se diriger vers l’Est de rivière en lac, de fleuve en bord de mer ». Au-delà, en contrepoint, il y a la forêt, inquiétante et amie, la clairière et le ciel, la lumière qui filtre à travers les branchages. Et les odeurs et les bruits, les habitants des bois et des champs, les cachettes et les grottes. Et toujours, lorsque la forêt s’éloigne, surgit la question de la lisière et du seuil, de l’autre rive et des ponts. « Il faut que je traverse le fleuve  ». Passer de l’autre côté du fleuve ― Rhin ou Neckar, Spree ou Oder, Vistule ou Neva, ― déplacer les frontières mentales dans le silence de la pensée solitaire. Car d’une rive à l’autre du fleuve, il y a tant de points communs et les interrogations sont les mêmes. « Qu’est-ce qui m’attend de l’autre côté ? ». Qui suis-je ? se demande aussi la jeune femme.


  Le récit suit le cours des rivières et des fleuves, traçant dans le texte la permanence de l’horizontalité. La marche régulière le long des méandres ouverts par le cours des eaux, entre ciels aux couleurs changeantes et champs de colza, libère progressivement la vagabonde de l’obsession qui la hante. Elle berce la mort de l’enfant et la terrible souffrance qui l’accompagne et donne à Lorelei la force de poursuivre sa route et de continuer à vivre.


  « Marcher le long de l’eau. Le lent clapotis sonore du fleuve qui embrasse la berge me berce, et le bleu métallique du méandre jusqu’auquel je me suis aventurée adoucit le rivage inconnu ».


  Lorelei. Ce nom de sirène blonde, porteuse de mythes et de rêves, est celui que la marcheuse s’est choisi et s’est approprié. Il l’accompagne dans ses rencontres. Il complète la série des noms liquides en « L » autour desquels se tisse sa vie. Il y a eu Lucien, l’homme qu’elle a cru aimer et qu’elle a quitté. Il y a eu Ludwig, leur fils, ce petit être qui la sépare pour toujours de Lucien, responsable de la mort du bébé. Enfin, il y a Leonid. Leonid avec qui elle partage les nuits d’orage dans les granges, les baignades dans les rivières, les déambulations nocturnes, une nouvelle complicité amoureuse, et, après bien des résistances, un désir de voyage à Moscou. Et de tendresse retrouvée.


  « Alors, poursuivre le déplacement. Il faut que je me déplace vers l’Est. Une injonction. Irai-je jusqu’en Chine ? Au Japon ? L’envie de revoir Leonid aussi, Leonid en Russie ― cette seule idée me fait sourire. »


  Les rêves cimentent le récit. Annoncés en exergue par la référence à Walter Benjamin ― « Rendre compte d’une époque c’est aussi rendre compte de ses rêves » ―, les rêves s’intercalent dans le corps du texte et lui assurent sa dimension spirituelle de verticalité. Distincts dans le roman par l’italique et annoncés par le mot « rêve », ils sont en écho à la vie de Lorelei. Reliés à l’enfance et au passé, au père et à la mère, au bébé, à Lucien, aux voyages, aux rencontres, aux angoisses du présent, ils le sont aussi à la mort :


  « ...dormons dans des suaires blancs je ne sais dans quelle pièce se trouve mon enfant je le cherche ».


  Libérés de toute ponctuation, les rêves surgissent à l’improviste, parfois à plusieurs reprises à l’intérieur d’un même chapitre. Ils sont la ponctuation du texte courant. Ils en assurent l’articulation et la cohésion. Car chaque rêve est relié au récit qui le précède et de chaque rêve dépend l’état d’esprit avec lequel la marcheuse va aborder le jour suivant. Ainsi, chaque rêve module-t-il la poursuite du récit.


  « rêve  j’ai rêvé d’une ville de lumière jaune de soleil dans la maison où j’habitais avant ma chambre était d’un jaune doux ni or ni citron orpiment peut-être la chambre de Ludwig était bleu lavande
  Le ciel est bleu partout au-dessus de Berlin, le feuillage des tilleuls précis, entre le vert côté face et le gris côté pile. Un air chaud et limpide présage une belle journée d’été (j’ai toujours pensé que je ne pouvais pas mourir en été). Journée idéale pour aller se baigner. L’eau me manque. »


  Mais le rêve suit sa pente. Il brouille les pistes, mélange les identités, fait fusionner les visages, donnant ainsi naissance à une réalité nouvelle dont seule la rêveuse détient les clés. Hommage silencieux peut-être à Hélène Cixous, le rêve ouvre un nouvel espace de respiration. Avec le rêve en effet, toute une dimension de l’écriture prend possession du texte. Dont les plus belles pages suivent l’errance. Entre forêts, ciels et fleuves.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

NOTE d'AP : Celle-là est sorti en librairie le 15 mars. Catherine Weinzaepflen signera son ouvrage les 17 et 18 mars (de 16h00 à 18h00) sur le stand E70 du Salon du livre et le 4 avril, à 19h00, à la librairie L'arbre à lettres, 14 rue Boulard, 75014.

Celle-là 3



CATHERINE WEINZAEPFLEN

Catherine Weinzaepflen Photographed by - Bracha L. Ettinger

Catherine Weinzaepflen
Photographed by © Bracha L. Ettinger


■ Catherine Weinzaepflen
sur Terres de femmes

→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) la terre est ronde

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur le site du cipM) une page bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen (+ deux extraits d’archives sonores)
→ (sur Poezibao) une notice bio-bibliographique sur Catherine Weinzaepflen établie par Tristan Hordé



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