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Ariane Dreyfus, Nous nous attendons

Publié le 12 avril 2012 par Angèle Paoli
Ariane Dreyfus, Nous nous attendons,
Reconnaissance à Gérard Schlosser,
Le Castor Astral, 2012.


Lecture de Tristan Hordé


« COMME DES MORCEAUX DE MATIN PRIS DANS LA CHAIR » (Claude Esteban)

  Nous nous attendons ne réunit pas seulement des poèmes, s’y ajoutent deux essais sur la “fabrique” de deux poèmes (présents page 64 et page 65), qui permettent de comprendre le sous-titre (« Reconnaissance à Gérard Schlosser »). La relation à Gérard Schlosser et à ses tableaux figuratifs est introduite dans la page d’ouverture : “Ce qui est arrivé” ; pour Ariane Dreyfus, sa difficulté à regarder des tableaux vient de ce qu’elle se trouve devant eux, presque toujours, « privée du monde comme on se trouve privé d’air », et qu’alors « le sens de la vie est tout à fait perdu ». Le hasard lui a fait connaître les tableaux de Gérard Schlosser, ce qui a transformé sa relation à la peinture et a suscité l’écriture de Nous nous attendons.

  Dans ses réflexions sur l’écriture, Ariane Dreyfus précise qu’elle a pris pour règle d’exclure le “je” et le “tu”, présents dans les titres, dans le corps des poèmes où viennent seulement «  des ils et des elles qui rest[ent] à la frontière entre présence et personnages ». Toute règle étant établie pour ne pas être toujours suivie, on relèvera qu’un titre, “Arrête, veux-tu” prend place dans un vers (page 48) : « elle se mange un ongle » et « Il prend son poignet arrête veux-tu ». Si la relation entre le titre — par exemple “Tu aurais pu dire une chose pareille ?” ou “Moi aussi j’ai essayé” — et ce qui le suit est presque toujours absente, elle peut à l’inverse être exhibée ; au titre “Je joue” répond  :

  Elle levait l’escargot devant son visage
  En l’air il était bien obligé
  De faire des boucles avec son muscle interrogatif

  Les heures au fond du jardin
  Je ne fais pas de mal je fais du silence

  On ne serre pas une aussi légère coquille

  Ces délimitations faites, qu’en est-il des poèmes, partagés en six ensembles contenant chacun, mais à la suite d’un poème, une citation qui oriente, ou peut orienter, la lecture 1. La figure du peintre apparaît à plusieurs reprises, par exemple à l’issue de son activité  : « Il pose son pinceau dans le pot de pinceaux ». Cependant la quasi-totalité du livre est consacrée à “il” et à “elle”, presque toujours dans une relation amoureuse, relation qui déborde les autres “sujets” de poème  ; ainsi, “Tout un après-midi” met en scène deux poireaux (poireaux présents chez Schlosser), mais s’achève par  :

  Tout penchés dans leur pot, des pinceaux
  Se touchent-ils au fond de leur eau ?

    Ariane Dreyfus précise que “il” et “elle” « semblent revenir d’un poème à l’autre, sans pour autant rien affirmer de leur identité ». Ce retour aboutit à ce que les poèmes, toujours brefs, les plus longs ne dépassant pas une douzaine de vers, se lisent comme un récit de gestes amoureux intimes, simples, et le sentiment d’une continuité est renforcé par toute une série d’indices. Deux vers, page 29,

  Elle a laissé le couteau et l’a posé
  La moitié de la pomme aussi

semblent se poursuivre page 102 avec

  La pomme coupée
  Tombe en morceaux clairs sur la table

  Autres marques discrètes, la reprise à différents moments de “oui” ou, plus forte, celle d’un vers qui achève un ensemble (« Sur l’oreiller la joue fait commencer le visage ») et commence le suivant, ou le déplacement d’une couverture sur le lit. Plus visible la quasi-unité de lieu — la chambre, le lit — et de saison — le printemps, l’été, en accord avec les gestes amoureux — ; une mention, unique, de l’hiver (« La neige du dehors rafraîchit le carrelage ») est corrigée par la présence d’une jacinthe fleurie. Plus visible encore apparaît le retour de la chevelure de “elle”, qui s’étend jusqu’aux poireaux vus « échevelés », et, d’un bout à l’autre du livre, de la nudité féminine, avec la récurrence de “nu”, “nudité” (« Nue d’en bas », « Bras entièrement nus », « une cuisse très nue », « La nudité s’arrête à la taille », etc.) et masculine (« Tout près de la serviette le sexe | reste humide avec ses plis et lourd »).

  Ariane Dreyfus n’a pas abandonné le lyrisme, mais la succession de scènes minuscules avec pour personnages un “il” et un “elle” (pas toujours ensemble) suggère à mes yeux, par une mise à distance du “je + tu”, de relire autrement les livres précédents. Certes, l’expérience, le vécu passent ici et ailleurs dans les poèmes, mais qu’Ariane Dreyfus, dans la réalité, adore les cerises (j’en témoigne...) ne signifie pas qu’elle écrit à propos de ces cerises ; elle note justement dans la première annexe, “Cerises interlocutrices”, que tout cerisier lui évoque le « paradis entrevu » de l’enfance, mais tout autant important « celui dont parle Rousseau dans le livre IV des Confessions », et elle ajoute : « La cerise est pour moi un fruit essentiellement mental. » Ceci dit, le lecteur retrouvera la force des ellipses qu’affectionne Ariane Dreyfus, comme « Elle se lève avec l’envie d’être deux » qui se résout en « À deux, ils font un corps », la tranquille assurance que tout de l’étreinte peut être dit (« Quand la bouche se décolle du sexe qui a joui »), l’audace de la simplicité pour désigner le sexe féminin (« La moitié d’un losange / En dessous c’est un peu d’ombre c’est creux »). Une nature aussi, dans laquelle se fondre, magiquement, puisque presque toujours elle ne se sépare pas de l’humain (« Le pommier lance son geste compliqué »), où les éléments se mêlent (« C’est la nature, le ciel touche directement l’herbe ») ; nature parfois inattendue, l’ellipse la rapproche d’un lieu carrollien : « L’herbe va si loin un animal bondirait dessus | Déjà évanoui ».

  La mise en place du jeu entre le lieu commun du titre et le “il + elle”, présent et abstrait tout à la fois, la composition dont j’ai brièvement souligné la complexité, l’inventivité dans les images elliptiques font de Nous nous attendons un livre autre que, par exemple, Iris, c’est votre bleu (2008). Il était juste d’y inclure les annexes sur la construction de deux poèmes, non pour montrer comment cela se fait : on ne voit rien, mais pour faire prendre conscience que ce n’est pas avec l’“inspiration” que l’on aboutit à une dizaine de vers qui semblent couler de source. Une réussite.

Un poème (« Peut-être », page 61) :

  Sur l’oreiller la joue fait commencer le visage

  Quelqu’un chauffe la terre de son corps
  Son épaule fait glisser, obéissante,
  La couverture au poids presque vivant

  Aux courbes ses lignes, d’orange et de rouge continus
  Se perdent se rencontrent, touchent les losanges noirs,
  Les uns repoussés doucement dans un creux,
  D’autres tachés de soleil
  Jusqu’aux pieds découverts

  Ne laissant rien dans la mémoire se tordre

Tristan Hordé
D.R. Texte Tristan Hordé
pour Terres de femmes


_______________
1 Le dernier ensemble, “Je te vois”, emprunte peut-être son titre à Jean-Louis Giovannoni : T’es où ? Je te vois, Atelier des Grames, 2009.


Nous nous attendons



ARIANE DREYFUS

Ariane Dreyfus

Image, G.AdC

■ Ariane Dreyfus
sur Terres de femmes

« C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
→ Comment habiter l’inhabitable (note de lecture d’AP sur le recueil L’Inhabitable)
→ Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
→ La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
→ Un recoin dans un coin (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
→ (sur le site de France Culture) Ariane Dreyfus dans l'émission Ça rime à quoi ? de Sophie Naulleau (30 octobre 2010)
→ (sur le site du CipM) Ariane Dreyfus lisant un extrait de Quelques branches vivantes
→ (sur Contemporart) une page sur Gérard Schlosser



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