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Le futur comme objet de désir

Publié le 05 avril 2012 par Voilacestdit

FUTURIBLES N°286 Mars 2003

LE FUTUR COMME OBJET DE DÉSIR

De la peur au désir : habiter le futur avec le désir

Le terrorisme international, l'insécurité, les turbulences de la Bourse et ses incidences sur l'activité économique, les menaces de guerre… Les images télévisuelles et les titres de journaux sont intarissables sur ces maux, entretenant un climat de marasme et de pessimisme qui déteint sur la projection du futur en faisant peser une menace sur l'avenir.

On débat, on polémique sur l'ampleur et la portée de ces troubles. Il n'empêche que ces événements, à travers l'importance qu'ils prennent dans les medias, distillent insidieusement une atmosphère de peur.

La peur joue un rôle utile : elle signale un danger et mobilise donc notre attention sur le risque inhérent à ce danger. Elle exerce d'abord un effet sidérant qui peut devenir paralysant si on ne réagit pas. Mais la prise de conscience de la menace crée aussi le choc capable de réveiller en nous des ressources vitales pour outrepasser le danger.

Aujourd'hui, l'enjeu est de dépasser l'inhibition liée à la peur et de ranimer en nous la force nommée désir, désir qui nous pousse à aller de l'avant.

Introduire la dimension du désir dans le futur, c'est laisser la place à la liberté, celle de construire le futur et non de le subir.

Habiter le futur avec le désir, c'est aussi ouvrir la porte à l'imaginaire, aux rêves et aux affects.

Cette perspective invite à une véritable aventure car l'irruption du désir dans la construction du futur, en dépassant l'approche strictement rationnelle, exige une transformation de notre regard, de nos attitudes, de nos manières d'être. Or la mentalité ambiante ne nous prépare pas à relever ce défi.

L'HOMME CONTEMPORAIN, UNE VICTIME ?

LA PERTE DES REPÈRES IDENTITAIRES


La mondialisation bouscule les particularismes et on assiste à la généralisation de normes et de modèles culturels communs d'un bout à l'autre de la planète.

Par ailleurs, la nouvelle économie a stimulé la course à la marchandisation. L’argent s’immisce partout et tout - y compris les domaines les plus intimes de la vie privée et de la culture - devient marchand. Les ressources de la nature et de la culture sont surexploitées pour le profit financier. Les valeurs elles-mêmes sont instrumentalisées au service du gain financier. Mais une fois instrumentalisées, celles-ci perdent leur sens de valeurs en même temps que leur statut de référence ultime.

Or l'identité humaine, tant individuelle que sociale, se fonde sur la référence à ces valeurs qui, en nous fournissant des raisons d'être et donnant du sens à la vie et à l'action, contribuent à nous structurer. Elle se forge aussi sur la capacité à se différencier, à se singulariser. Aujourd'hui, ces deux fondements de l'identité humaine sont  ébranlés : la tendance à l'uniformisation du monde et sa marchandisation remettent l'homme en question dans son essence même.

Ce risque de dissolution est vécu comme un sentiment de perte.

Inexorablement à l'œuvre, ce processus entraîne des attitudes régressives et revendicatives, s'appuyant  de manière réactionnelle sur une exacerbation des particularismes. Au niveau collectif, un exemple très actuel est la montée en puissance des nationalismes, voire du fondamentalisme religieux.

Il en est de même pour les individus : le danger de perdre son identité entraîne des attitudes régressives de repli narcissique, d’isolement, de dépression.

L'homme est ainsi délogé de son identité, et ce qui fait son drame, c'est qu'il ne dispose pas, actuellement, des repères nécessaires pour en reconstruire une autre.

LE PHÉNOMENE DE "MENTALISATION"


Une autre caractéristique de ce changement radical lié au développement de l'économie de l’immatériel, c’est l’importance croissante que prend le registre mental.

La souffrance physique au travail cède le pas devant la souffrance psychique, voire morale. Autrefois, la pénibilité du travail était largement imputable à l'activité physique, tant dans la société paysanne que dans la société industrielle ; aujourd'hui les technologies de l'information et de la communication ont accru de manière considérable la part du mental dans l’exécution des tâches ; on traite de plus en plus des symboles et non des choses. Même les relations humaines se traitent par ordinateur interposé et l’homme se retrouve de plus en plus isolé face à son outil informatique. La place du médiateur humain s'amenuise dans la transmission de l'information, tant du point de vue hiérarchique qu'entre homologues.

Par ailleurs, ces technologies se déploient en réseaux dont les propriétés sont d'être flexibles et bien adaptées au caractère volatil de la nouvelle économie globalisée. Ce fonctionnement par réseaux contribue à brouiller nos points de repère par rapport aux processus décisionnels, et par voie de conséquence, notre relation au pouvoir. En effet, il devient de plus en plus difficile de cerner où se prennent les décisions et qui les prend.

Dans cette mutation où la communication prend une place prédominante, on assiste paradoxalement à une dépersonnalisation du monde, caractérisée par la présence moindre de médiateurs humains et d'interlocuteurs identifiés et stables. Ce phénomène a pour effet de nous déstabiliser par rapport à nos points d'ancrage  antérieurs. En effet, l'identité - tant individuelle que collective - se construit dans un rapport en miroir avec l'autre. Or, en l'absence d'interlocuteur qui vous approuve ou vous résiste, quelqu'un face à qui réagir, vous êtes d'abord renvoyé à vous-même et à votre responsabilité. Cette forme de responsabilisation a tendance à s'accompagner d'une intériorisation de diverses contraintes. Par exemple, un mécontentement qui ne trouve pas à s'extérioriser dans la relation, peut facilement se transformer en un conflit interne.

Ce type de fonctionnement entraîne une manière de gérer le rapport à l'autre et à soi plus complexe, plus abstraite. L'activité mentale, à travers le traitement des symboles - depuis les codes, les signaux, jusqu'à ce qui touche à la relation humaine et le rapport à soi - est de plus en plus sollicitée, tant du point de vue de la quantité que de la complexité.

Ce phénomène peut être appelé "mentalisation". Il est une caractéristique marquante de l'évolution contemporaine.

On dit parfois que notre époque est plus cérébrale, mais il ne s'agit que d'une façon de parler : le mental ne concerne pas la tête seule, mais l'ensemble du registre symbolique humain, celui du sens[1].

Ainsi les repères qui guidaient nos modes de fonctionnement psychologiques et sociaux en sont profondément modifiés, et nous sommes loin d'avoir trouvé nos marques dans ce nouveau système. L'impression globale se dégage de ne pas avoir prise sur lui et le risque est de le vivre comme une fatalité car, quand on ne peut s'approprier les choses on a tendance à les subir[2].

LE PROCESSUS DE VICTIMISATION


Dans notre société évoluée, un des points névralgiques est la "mentalisation", qui rend plus prégnante la souffrance psychique et morale. Une illustration typique en est l'explosion des plaintes liées au stress et la consommation croissante des psychotropes.

Le stress pathologique indique une impuissance à réguler l'activité mentale, pour des raisons internes ou externes. Dans le stress, les contraintes, pressions, tensions intériorisées ou refoulées, s'expriment dans des symptômes physiques ou psychiques ; et aujourd'hui le stress devient la manière prédominante de dire sa souffrance au travail.

Mais il existe un mal-être plus diffus que le stress. L'incompréhension liée au manque de points de repères, la non maîtrise des phénomènes, l'incapacité de s'approprier les choses, le sentiment de subir et d'être dominé, l'impression d'impuissance, le fait de ne pouvoir donner du sens : ces sentiments diffus de malaise se condensent dans l'image de la victime.

L'homme contemporain se vit comme une victime. L'ampleur qu'a pris le thème du harcèlement moral et sa forte médiatisation en sont un révélateur significatif. Au départ, comme nous venons de l'évoquer, nombre de personnes éprouvent un sentiment de malaise lié au fait de subir et qui se traduit par une forte intériorisation des contraintes ; un malaise aux contours mal définis, dans lequel il est difficile de faire la part entre le dehors et le dedans de soi, entre ce qui vous appartient et ce qui ne vous appartient pas, et duquel il se dégage un sentiment de culpabilité.  Ce vécu a pu se cristalliser autour du  harcèlement moral dont le mot même permet aux individus de nommer ce qu'ils ressentent et en même temps - ce qui n'est pas moindre -  de rejeter la cause de leur malaise à l'extérieur, sur l'agresseur qui est toujours le terme complémentaire de la victime.

Il y a un double "bénéfice" à cela : d'une part nommer c'est donner sens à ce que l'on vit, c'est d'une certaine façon tenter de le légitimer ; et d'autre part, cela permet de rejeter la cause du malaise en dehors de soi. Dans le phénomène de victimisation on retrouve à l'œuvre un double processus psychologique :  il y a d'une part intériorisation du malaise (les psychanalystes parlent d'introjection), et d'autre part projection, opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans l'autre les sentiments qu'il refuse ou méconnaît en lui. D'où les deux symptômes de la victime les plus fréquemment rencontrés : la dépression qui renvoie à l'intériorisation, et/ou la revendication qui renvoie à la projection de la responsabilité de ses maux sur l'autre ou le système[3].

Cette problématique de victime - dans sa composante revendicative - suppose et induit, en face, l’existence de coupables ou d'un système coupable qui aliène nos droits, d’où l'inflation galopante des procès dans notre société. Or la lutte pour obtenir la légitimation de ses droits n'est pas forcément une lutte de libération. Celle-ci passe par la reconnaissance des droits, mais elle va bien au-delà. Il ne faut pas confondre revendication et recherche de libération ; ces deux attitudes ne se superposent pas. Avoir des droits n'est pas forcément synonyme d'être libre.

De toute façon ces attitudes défensives ne suffiront pas à résoudre les difficultés actuelles et à nous faire réellement avancer, elles mènent plutôt à l'impasse. Réagir en victimes, revient en quelque sorte à renforcer le système dont on se sent prisonnier puisque la victime, dans son essence même, n'est pas libre.

Il s'agit d'opposer à cette attitude de défense la force du désir qui englobe le pari d'un monde nouveau à construire. Pour cela, il faudra développer une vitalité positive, déployer la force de la liberté, la recherche de libération.

Refuser de s'identifier à cette position de victime, c'est réintroduire sur la scène le désir, et plus précisément le désir du futur.

LA LIBÉRATION DU DÉSIR



LE SUJET DÉSIRANT

Aujourd'hui, face à cette menace d'assujettissement qui nous donne le sentiment d'être des victimes, l'homme est appelé à réagir en sujet (voir encadré ?). Un enjeu fondamental de notre société est l'émergence du sujet. En effet, l'environnement fait éclater nos points de repère et le sens est morcelé, confus et diffus  dans le monde ; il s'agit de se recentrer sur le sujet pour créer du sens. C'est en se positionnant comme sujet que l'être humain entre dans le registre symbolique, capable de générer le sens.

A une époque de mutation profonde, quand il s'agit de réinventer le monde, il faut retrouver le sujet dans l'acteur social et dans le "moi", celui qui dit "je" et qui est libre. C'est le sujet en nous qui est créateur, qui peut nous libérer des modèles dont nous sommes prisonniers et de l'emprise de nouveaux schémas préfabriqués. Le sujet est sollicité en l'homme quand les modèles appris et les rôles deviennent inadéquats pour faire face aux situations.

Aujourd'hui, il s'agit de sortir de cette forme de détermination sociale qui nous pousse à réagir en victimes. Il s'agit de libérer le sujet désirant. Le désir est l'apanage du sujet. L'accession au désir se noue dans le passage à la relation oedipienne, au moment de l'émergence du sujet et c'est en adoptant une position de sujet que l'on est capable de désirer.

Dans le sujet, le point de départ, c'est le rapport de soi à soi ; mais cela ne veut pas dire qu'il s'agisse d'adopter une position individualiste. Il y a une congruence entre le rapport de soi à soi, le rapport de soi aux autres et le rapport de soi au monde. Le défi, d'ailleurs, c'est de construire les conditions qui nous permettent d'exister en tant que sujets et de nous constituer comme une communauté de sujets.

Adopter une position de sujet désirant, c'est  opérer une révolution dans nos mentalités ; et il y faut, au départ, un décret, une initiative, un engagement de nos libertés et de nos volontés.  Cette décision de notre liberté peut ressembler à une injonction incantatoire ; de toute façon, les raisons avancées ou les justifications n'arrivent pas en rendre compte et à l'expliquer, c'est un décret de notre liberté.

Il y a donc nécessité d’insuffler une nouvelle dynamique qui soit de l’ordre du désir. Le sujet désirant est l’antidote de la position de victime. Il s’agit d’opérer un retournement dans nos manières d'être : passer d’une attitude réactionnelle de victime à une attitude libre, créatrice, tournée vers la vision du futur, le futur comme lieu de réalisation de notre désir et de nos espérances.

LE CHEMINEMENT DU DÉSIR

Se mettre en position de désirer


Parler du désir ne nous dira pas ce qu’il faut faire, ne nous apportera pas de solution toute faite, mais nous invitera à nous mettre dans une position de désirer. D'ailleurs, les recettes ou les solutions toutes faites ne conviennent plus aujourd'hui. La pensée post-moderne a contribué à démystifier le monde, elle a mis à nu l'illusoire et la vanité de nos rêves, de nos croyances, des idéologies du Progrès et de la Science, et des utopies du siècle dernier.

L'objectif n'est pas de les remplacer, mais de se recentrer sur le sujet, sur le sujet désirant.

Désillusionné par rapport au futur, l'homme contemporain est renvoyé à lui-même ; il est invité à un retour sur lui-même, invité à se recentrer par rapport à ses aspirations, ses valeurs, ses exigences profondes. Le sujet en lui devient central. C'est à partir du "souci de soi", selon une expression empruntée à Michel Foucault, qu'il rejoindra le monde. Chercher du sens dans sa vie et dans la vie pour en mettre autour de soi et dans le monde.

Le désir exige avant tout qu'on entre au plus profond de soi, il exige le courage de forger sa propre subjectivité, en ce qu'elle nous singularise et différencie et donc en ce qu'elle a de créatif.

La question essentielle se pose de savoir comment faire vivre le désir, comment le faire exister en nous.

Le désir s'exprime d'abord dans le refus et la résistance


Le présent du désir est un temps de transition. Le désir nous met en tension entre une situation qui ne nous satisfait plus, et ce qui n’est pas encore là, pas encore  advenu.

Au départ, le désir s’ancre dans le refus et la résistance à un ordre établi ou à une représentation commune que le sujet n’accepte pas ou plus.

La première manifestation de la liberté du sujet est dans ce refus. Celui-ci est la condition d'un autre engagement. Cette capacité à dire non ne relève pas d'un simple refus intellectuel, mais du refus de s’engager dans la voie du conformisme moutonnier. Ce soubassement est fondamental pour faire le vide nécessaire à la construction, et l’énergie du refus - indispensable indignation, colère, révolte - dynamise notre mobilisation sur un autre projet. Les attitudes de compromission, de demi-refus ou de demi-soumission, sont inhibantes pour l’action. C’est quand on dit non que le oui devient possible, le oui qui engage à autre chose.

Le désir passe par l'acceptation de l'angoisse du vide et il s'agit de laisser exister le vide en soi car c’est dans la béance du manque que naît le désir. Quand il y a manque, déséquilibre, les conditions sont créées pour que naisse le désir. Le désir naît là où il y a insatisfaction, décalage, là où çà ne fait plus sens. 

Désirer, c'est prendre des risques


Le désir est aussi une aventure : il s'agit de sortir des sentiers battus, des rôles que les autres nous font jouer plus ou moins consciemment. Désirer,  c'est prendre le risque de la rupture, prendre le risque d'être déviant, voire subversif. Désirer, c'est oser. C'est aussi parfois emprunter la voie de l'interdit et assumer par conséquent une culpabilité inhérente à cette démarche.

Le désir est dérangeant, il ne respecte pas l'ordre établi, il introduit une certaine forme de désordre en nous et à l'extérieur de nous, dans la mesure où il ne se coule jamais dans des moules préfabriqués ou les schémas ; il fait sortir du cadre.

On ne sait jamais exactement où le désir nous mène. Il y a un pari - au sens pascalien du terme - dans le désir. Il incarne le contraire de la sécurité.

Cette confrontation à l'inconnu renvoie à la question : qu’est-ce que je veux ? Qu'est-ce que nous voulons ? Question angoissante précisément parce que le vide y fait écho et parce qu’elle renvoie au manque, au sentiment d’impuissance. Elle renvoie aussi l'homme à l'expérience de sa solitude.

Face à l’angoisse engendrée par cette question, l’homme est tenté de s'esquiver dans des échappatoires : fuite en avant, passivité, régression dans des comportements archaïques…  Il se met aussi en situation d’attendre qu’on lui indique une solution. Or apporter une réponse toute faite est une façon de tuer le désir. La réponse s’élaborera au fur et à  mesure que le désir prendra corps, qu'il s’incarnera dans la création, chemin faisant. Savoir soutenir cette question est une condition d'éclosion du désir.

Avancer, c'est savoir supporter cette interrogation en permanence. Dans la création, expression du désir, il ne s'agit pas de solution ou de réponse prête à consommer, il s'agit de gestation.

 

LA CRÉATION, EXPRESSION DU DÉSIR

La recréation du monde et de l'homme

Aujourd’hui, la nécessité de recréer le monde s’impose, de lui redonner du sens et de se le réapproprier, pour le réhabiter d’une manière plus confortable et harmonieuse. Recréer le monde c'est aussi recréer l’homme  car, d'une certaine façon, le monde est le miroir de l'homme et l'homme, le miroir du monde. En effet, les grandes périodes de mutation de l'histoire nous renvoient inévitablement à la question : qui est l’homme, nous invitant à le redéfinir et à redéfinir sa place dans l'univers. La Renaissance en est une parfaite illustration : à cette époque, les multiples changements se sont accompagnés d'une exaltation de la place de l'homme, symbolisée en particulier dans les arts.

Reconstruire le monde et reconstruire l'homme : il s'agit des deux facettes de la même démarche et cette élaboration se fera dans une relation dialectique entre les deux. Changer le monde va exiger de nous transformer nous-même et de changer les représentations mêmes que nous avons de l'homme.

La refondation

Cette approche passe par deux phases. La première - essentielle et en référence analogique au bâtiment - est celle de la fondation, c’est à dire de l’élaboration des bases. Il s'agit de retrouver un fil conducteur, le sens de la trajectoire de notre histoire, ce qui ne peut se faire sans relire et relier le passé. C'est à ce prix que nous pourrons projeter un sens dans le futur.

Il faut retrouver de la permanence à travers les fractures de l'histoire, se situer dans une chaîne porteuse de sens, retrouver les valeurs essentielles qui assurent la cohérence de notre humanité, se rassurer sur le fait qu’au delà des ruptures déjà vécues dans le passé, il y a eu de la continuité, que l’homme a survécu dans son identité au cours de cette évolution. C’est sur ces fondations que nous pourrons étayer la construction.

Cette étape, celle du retour aux sources, est fondamentale : elle nous relie au passé en nous remettant en contact avec nos racines  et elle nous rapproche du point de départ de la trajectoire qui nous guidera vers le futur. Cette étape dégage aussi les référents, les valeurs qui nous serviront à contrôler notre imaginaire. Elle sert en effet de garde-fou par rapport à la fantaisie de notre désir car le futur n'est pas sans risques.

Elle est  bénéfique mais elle ne suffit pas. Elle exige déjà autre chose qu'une simple répétition. En effet, le regard porté sur le passé en est une relecture, une interprétation, une véritable herméneutique. Nous portons un regard constamment renouvelé sur notre passé et la mémoire est toujours façonnée en fonction du contexte actuel.

La reconstruction

La confrontation angoissante à la page blanche introduit la deuxième étape de la re-création. Cette étape passe impérativement par une projection imaginaire dans le futur. Projection qui s'exerce en dehors des référents passés, des cadres habituels et qui nous fait affronter des éléments du futur non encore intégrés. Il s'agit en quelque sorte de braver l'inconnu du futur.

Cette étape de re-création n'est pas à confondre avec la restauration : on ne construit pas un monde nouveau à partir de seuls emprunts. Imprimer une marque d'originalité au monde implique de ne pas se laisser enfermer dans les moules du passé. C’est pour cela qu’il convient d’être ouvert au futur, à son imprévu, son inconnu, qu'il convient de s’imprégner de tous ces phénomènes nouveaux dans lesquels nous sommes immergés, de s'ouvrir aux différentes influences venant du monde entier, d'élargir nos cadres de représentations.

Ces nouveaux cadres de représentations se devront d'intégrer à la fois la reconfiguration géopolitique du monde, les apports de la science et des technologies et ceux d’autres cultures par le biais de l’immense brassage actuel.

La re-création, c’est une nouvelle catalyse qui, tout à la fois intègre les éléments du futur et brasse ceux du passé pour les structurer de manière originale. Elle les met à proprement parler "sens dessus dessous" et on traverse inéluctablement une crise du sens. Elle est donc momentanément insécurisante.

Les deux étapes - fondation et construction - sont complémentaires l'une de l'autre ; elles ne se succèdent pas de manière linéaire, elles sont intimement imbriquées l'une dans l'autre et c'est leur intrication réciproque qui permet de donner une cohérence au processus.

Ce processus est à la fois inscrit dans la continuité - expression de la lignée - et marqué par la rupture - signe de la singularité du sujet-.

La recréation suppose toujours une nouvelle catalyse qui s'élabore à partir d'une conjugaison permanente entre rupture et continuité.

LE DÉSIR GÉNÉRATEUR DE RUPTURE ET CRÉATEUR D'HISTOIRE

Continuité et rupture : nous pouvons suivre la trace de ce processus consistant à s'affranchir des modèles du passé après les avoir intégrés, à travers l'évolution de certains artistes. On peut, chez eux, identifier l'influence des prédécesseurs dont ils s'inspirent ; or, à un moment donné, éclate l’expression de leur propre style, de leur personnalité, se traduisant par une rupture dans leurs œuvres, qui renvoie au second plan l’empreinte des prédécesseurs, laissant place à une expression vraiment originale, symbole de leur singularité[4].

C’est la marque du désir, le sceau du sujet, qui, à un moment, s'affranchit des modèles du passé, après les avoir intégrés.

Cette originalité est l'expression de la quintessence du sujet et elle ne peut s'exprimer que si l'on laisse libre cours au désir.

Pour créer du neuf, il faut  sortir de son cadre de référence. Il s'agit de créer un pont avec le passé par le biais de la refondation, et un pont avec le futur, mais dans lequel il nous manque des points d'appui. Le désir, parce qu'il a déjà un pied dans le futur par le moyen de l'imaginaire, est la force qui va nous permettre  de nous avancer dans l'avenir, alors que celui-ci n'est pas encore balisé de repères.

Désir, imaginaire et rupture


Comme le futur ne peut pas s'écrire dans le seul prolongement du passé, la création impose une rupture de texte. Et celle-ci est l'indice de la faille révélatrice de la subjectivité, de l'originalité. D'ailleurs, bien souvent, la continuité ne se lit que dans l'après coup, pas au moment où se fait l'histoire.

Aux interstices de l’histoire, il y a toujours un foisonnement de l’imaginaire car l’ordre des choses est bousculé  ; ce qui faisait sens ne fait plus sens et c'est ce décalage qui, en nous délogeant de nos conditionnements, nous invite à considérer les choses d’un œil nouveau. C'est à la fois insécurisant et fructueux. L’imaginaire reprend alors ses droits, droits que la raison, sous le prétexte fallacieux du réel, lui a souvent confisqués.

Par mécanisme de défense, la raison s’abrite derrière le réel et l'ordre établi pour faire valoir ses droits et adopter une position de supériorité sur l’imaginaire, tout en annexant le sens. En fait, les positions dites réalistes masquent des positions imaginaires qui ont pris le pouvoir sous l’effet du paradigme dominant. Par exemple, le marché est devenu aujourd'hui une réalité toute puissante apparemment incontournable, et qui tire sa toute-puissance du fait même d'être considérée comme de l'ordre de l'évidence, de la nécessité et de se faire passer pour du réel.

Dans les périodes de mutation, c'est parce que la toute-puissance de la raison est durement mise à l’épreuve que l’imaginaire reprend le dessus. Et c’est ce qui fait que l’impossible devient possible. D'abord au niveau des représentations : à la racine de toute création, il y a un changement de représentation du monde et les grandes idées des créateurs ont souvent d'abord été considérées comme saugrenues, voire absurdes. C'est quand le réel perd sa force d'évidence incontournable que les conditions sont réunies pour un changement de paradigme.

L'imaginaire joue un rôle central dans l'économie du désir. Il est en quelque sorte le réservoir auquel s'alimente le désir.

Le désir, ancré dans l'imaginaire, s'affranchit de l'ordre établi pour nous faire sortir du paradigme dans lequel nous sommes enfermés. Et la force du désir va réussir à transformer l'impossible en possible, à mettre en œuvre cette métamorphose, déjà en imagination.

La désintégration des anciens points de repère n'a donc pas que des effets négatifs. Elle porte en germes deux conséquences antinomiques. Elle peut contribuer à renforcer et à rigidifier nos systèmes de défense, mais elle nous offre aussi l'opportunité de nous libérer des contraintes qui menacent de nous écraser, donnant ainsi la chance au sujet désirant de s'exprimer.

Le désir, moteur de l'histoire

Pendant les phases de grands changements, il faut des ruptures pour que l'histoire continue et c’est ce qui apparaît paradoxal et difficile à vivre. La rupture est le facteur déclenchant qui donne l'occasion au désir de s'exprimer et au sujet de prendre sa pleine dimension. Elle contribue à injecter du sang neuf, indispensable à la régénération de la vie des individus, des organisations et des institutions. Elle permet le changement, l'évolution, le renouvellement nécessaires à l'histoire.

Sans régénération permanente de la vie - la biologie est particulièrement bien placée pour le dire - la répétition et la reproduction sont mortifères. La vie ne se réduit pas à la conservation de ce qui a été. Dans une lignée, pour faire honneur à la transmission, il faut couper avec la tradition, faire autre chose, voire être capable de transgresser.

Le désir a un impact déterminant sur le futur, de deux points de vue.

D'une part, le futur est un vecteur de réalisation du désir : il lui faut la dimension du temps pour s’incarner. Il n'y a pas d'espérance possible s'il n'y a pas d'histoire, et il n'y a de libération que dans et par l'histoire.

D'autre part, il y a le désir du futur : à partir du moment où nous sommes en bonne santé et que nous aimons la vie, nous avons instinctivement ce besoin de nous projeter dans le futur ; l'appétit du futur est un signe de vitalité. 

L’instinct de vie est tourné vers le futur, l’instinct de mort vers le passé. Il est vain de vouloir mettre en conserve le passé pour nous protéger contre l’incertitude du futur, alors que celle-ci représente l'opportunité d'exercer notre liberté pour devenir acteurs de l'histoire. Si nous pensons que le passé est meilleur que le futur, nous sommes dans une attitude morbide, qui nous détourne du désir de ce fait même. T. de Chardin écrivait : « De la même manière que les premières particules de matière portaient en elles l’homme, nous portons en nous le futur », et Bergson : "L’avenir nous tire à lui". Se tourner vers la vie, c'est laisser entrer le futur en soi.

Désirer c’est prendre la barre sur l’histoire ; réaliser son désir c’est marquer ses empreintes dans l’histoire.

Donc le désir nous projette irrémédiablement vers le futur.

 

LA VISION DU FUTUR, FORCE MOBILISATRICE DU DÉSIR

La vision est le support du désir, une étape dans l'attente de son accomplissement dans la création. Quand on anticipe un événement heureux, on se le représente à l'avance, on le passe et repasse en film dans sa tête : en images, en paroles, en mots, en musique, en mouvements, en gestes…

En ce sens, la vision est anticipation, avant de prendre corps dans des projets. Elle nous permet d’explorer et d’essayer imaginairement les futurs désirés, pas seulement avec notre intelligence, mais aussi avec tous nos sens et nos affects. Et c’est à ce titre qu’elle devient vivante et charnelle, que nous aurons envie de nous projeter dans le futur et de vouloir le voir advenir.

Grâce à la vision, le futur est déjà là et nous sommes déjà dans le futur. Elle est en quelque sorte notre cheval de Troie dans le futur en nous permettant de mettre un pied dans l’avenir. La vision joue donc un rôle fondamental dans la construction du futur. Elle a une double fonction : de représentation et de jouissance.

La vision-représentation 

Notre représentation du futur s’élabore à partir de plusieurs composantes, objets des études prospectives . Notre objectif n'est pas ici de l'aborder sous cet angle. Il s'agit plutôt d'éclairer le rôle de l’imaginaire et du désir dans le processus d’élaboration de cette vision.

Les données dites objectives, récoltées dans les études, montages, hypothèses, ne sont que les pièces d'un puzzle . Leur seule juxtaposition ne suffit pas à faire sens. C'est parce que la vision est innervée et imprégnée de désir, c'est parce que le désir en est le carburant qu'elle trouve son unité et qu'elle fait sens. C’est le désir qui rassemble les morceaux du puzzle pour en faire apparaître le dessin.

A partir du moment où le désir est mobilisé sur des représentations, l'imaginaire exerce le phénomène de cristallisation fort bien décrit dans la métaphore stendhalienne du rameau de Salzbourg[5]. Ce "traitement" contribue à idéaliser la vision et à la rendre encore plus attractive. En effet, grâce à l'idéalisation, l'imaginaire embellit la vision et la pare d’atours désirables. Pour être saisis par le désir, il faut que les objets soient idéalisés. Ce sont leurs atours qui contribuent à mobiliser la libido.

Trois métaphores recouvrent l’éventail des registres possibles de la vision et en réunissent les différentes composantes.

- La Terre Promise que nous relate l’Exode, terre que les Hébreux visent d’atteindre, une fois affranchis de leur esclavage en Egypte. Cette vision idéalisée leur donne la force et les ressources de se libérer de cet esclavage qui leur pèse mais dont il est si difficile de s'affranchir…

La terre promise, symbole de libération, comporte des points de repère, elle est déjà balisée, dans l’esprit des hébreux, en tous cas dans celui de leur chef, Moïse. Elle comporte des exigences et impose un passage à franchir, une transition, symbolisés par la mer Rouge. D’une certaine façon elle se confronte déjà au réel.

- « Le pays où l’on n’arrive jamais » met à la fois l’accent sur le déplacement métonymique de l’objet du désir, mais aussi sur la quête infinie de cet objet jamais atteint : l’horizon se déplace au fur et à mesure que l’on s’en rapproche ; alors que l’on croit atteindre un horizon, on en découvre un autre infiniment…

- Tandis que le mirage, lui, dévoile l’aspect purement imaginaire du désir, générateur d’illusion. La frustration liée au manque est si forte, la libido est tellement puissante qu’elle représente l’image fantasmée comme réelle. C’est ce qu’on appelle « prendre ses désirs pour des réalités ». Cette vision renvoie à un mode de relation imaginaire, d'ordre narcissique.

A ce stade, on peut se demander pourquoi ne pas éradiquer le mirage a priori , s'il est purement illusoire ?

D'abord, parce que la vision comporte simultanément ces trois dimensions et qu'il est difficile de faire la part des choses. Seuls le temps et la confrontation au réel permettent d'opérer progressivement le tri.

Et puis l’histoire mythique de Pygmalion illustre la puissance inouïe du désir, capable de donner vie, à force d'insister… Le roi de l’île de Chypre, Pygmalion, modela dans le marbre un corps de femme qui dépassait, en merveille, tout ce que la statuaire de l’Antiquité avait encore jamais produit… « Tout son amour inemployé semblait s’être converti en la création d’un corps idéal, d’une forme de rêve, comme la terre n'en saurait sans doute porter d’un tel achèvement »[6]. Pygmalion commença à l’admirer, insensiblement il passa à l’enthousiasme, puis l’amour s’empara de son cœur… A force de soins, de désir et d’amour, la statue prit naissance et vie dans ses bras…

Ce qui n’est pas pensable aujourd’hui, ce qui n’est pas pensable pour notre raison,  notre rêve, notre désir peuvent lui donner vie, et le rendre possible demain.

Les grands créateurs et réalisateurs sont ceux qui ont réussi à transformer le rêve en réalité, à métamorphoser l’impossible en possible… Les grandes aventures de l’histoire ont souvent commencé par un rêve fou. Rappelons-nous la célèbre parole de Martin Luther King : I had a dream…

La vision-jouissance ou le futur déjà là

L'autre volet de la vision, c'est la fonction de jouissance.

La vision est un mode de satisfaction imaginée et anticipée du désir. En se représentant l'objet, on imagine le très grand bonheur obtenu quand celui-ci sera atteint et cette expérience anticipée de plaisir nous donne envie de le rejoindre. Le désir est toujours ancré dans une expérience initiale de plaisir et il est éprouvé comme une tension prometteuse de satisfaction.

La représentation imaginaire du futur a pour fonction de nous procurer une sorte d'acompte de jouissance sur le futur. En effet, la vison idéalisée de l'objet procure déjà, par avance, du plaisir et ce phénomène est renforçateur de libido, donc de motivation.

De ce fait, la vision nous donne envie de la réaliser et de la concrétiser et elle a ainsi une fonction mobilisatrice et dynamisante.

On peut dire que la vision a le double effet de nous faire patienter grâce à la satisfaction imaginaire qu'elle nous procure déjà, mais aussi de nous impatienter, par l'envie de faire advenir le futur, objet de désir.



[1] Ce thème est développé dans Futuribles N214 "Réel/virtuel : la confusion du sens", Chantal Lebrun

[2] A ce stade, il faut souligner l'émergence d'un paradoxe flagrant : la manifestation chez l’homme contemporain de ce sentiment de perte de maîtrise s'accompagne d'une volonté sans cesse croissante de contrôler les éléments dont il dépend : la nature, l'environnement… Aujourd'hui, l'homme ne veut plus subir les aléa qui résistent à sa volonté ou à son bon vouloir et il cherche à s'entourer de protections, de sécurités et d'assurances de toutes sortes pour parer aux situations imprévisibles.

[3] Il faut noter que l'attitude consumériste joue également un rôle dans l'expansion du phénomène de victimisation. En effet, la société de consommation, en nous enfermant dans une logique de besoin, de dépendance orale, contribue à faire de nous des êtres passifs, englués dans une dépendance qui devient revendicatrice quand le besoin est confronté à la frustration. Cette société fait de nous des victimes ayant-droit et non des êtres libres. A ce propos, voir Futuribles N°235 "Le sujet créateur du futur", Chantal LEBRUN.

[4] Une belle illustration est donnée dans la récente exposition sur Manet et Velasquez (références à préciser), où l'on voit Manet construire son propre style de portraits, en partant de l'inspiration du peintre espagnol.

[5] Dans son livre "De l'amour", Stendhal appelle cristallisation  "l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections". "Ce phénomène, dit-il, que je me permets d'appeler la cristallisation, vient (…) du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l'objet aimé". L'image qu'il forge pour décrire ce processus est celle du célèbre rameau de Salzbourg : "Aux mines de sel de Salzbourg, écrit-il, on jette, dans les profondeurs abandonnées de la mine, un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, ont le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants, mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif".

[6] Maurice Rat et Clément Borgal : "Belles histoires de la mythologie grecque".


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