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Perdus dans Kaboul (34)

Publié le 15 mars 2008 par Rogerroger
Ramin était calme au volant, calme comme quelqu’un qui est sûr de sa force et chaque fois qu’un chauffard se comportait mal, il le fixait d’un air féroce, à un point tel que je craignais toujours que cela ne finisse en pugilat.
« Il est beau comme un toréador » avait lâché Babeth, qui l’avait croisé devant chez nous, alors qu’il venait me chercher. Les étrangères étaient plutôt sensibles en général au physique du mâle afghan, à cette force rude et farouche.
J’avais quant à moi un peu de mal à me faire à la rugosité ambiante. Ramin m’avait expliqué une fois pour toutes que ses compatriotes aimaient se taper dessus et qu’il n’y avait rien à faire à ça, il refusait d’arrêter la voiture à ma demande chaque fois que je voyais des gamins dans la rue régler leurs différends à grands coups de poing dans la figure.
Nous nous garâmes, avant d’arriver au bazar, dans la rue Paschtounistan, haut lieu des vendeurs d’électronique, pour finir à pied, en fendant une foule dense qui envahissait tous les espaces, trottoirs, ruelles, et berges de la rivière fangeuse bordant l’immense marché.
Nous commencions à naviguer entre échoppes et étals, et je ne quittai pas des yeux la tête de Ramin, plus grand que la moyenne : il ne fallait pas se laisser engloutir dans la masse.
Tu te rappelles, tu redoutais de venir là : c’était strictement défendu par ton ambassade, raison suffisante pour renoncer, et aussi parce qu’il était fréquent que les femmes ici se fassent pétrir le derrière. Tu n’aimais pas non plus les volutes de poussière, en été, ou la boue épaisse, en hiver. Ni les odeurs fortes de barbaque, ni la vue de la population souvent indigente. En fait, tu n’aimais pas beaucoup l’Afghanistan, ni les Afghans.
Si le bazar de Kaboul fut, à une époque, avant la folie destructrice, un des plus beaux d’Asie centrale, il avait alors perdu beaucoup de son lustre et n’était plus qu’un amas indescriptible, à perte de vue, de marchandises les plus diverses.
Ramin n’hésitait pas. Il nous conduisit directement, en périphérie du marché, dans un secteur de vendeurs d’appareils ménagers et d’informatique d’occasion.
Il s’engouffra dans une des boutiques.
Dans cet espace minuscule, incroyable capharnaüm d’écrans d’ordinateurs, de claviers, de câbles… tout était en vrac, poussiéreux. Un homme se leva d’un bond pour nous accueillir. Son sourire mercantile s’évanouit dès les présentations faites. Le docteur Ramatullah n’était pas un homme affable et il ne fit rien pour cacher que notre visite le contrariait. Il se rassit et reprit son verre de thé.
Trapu, grosse tête ronde et énormes mains couvertes de poils noirs, habillé d’un costume gris défraîchi, mal rasé, il avait plus des airs de repris de justice que d’administrateur d’une association caritative.
Ramin lui donna en détail les raisons de notre venue. J’observai le contenu du magasin, et découvrit effectivement une demi-douzaine de machines à coudre dans un coin, les mêmes que celles de « Work for all ». Ramatullah détournait le matériel de l’ONG en toute transparence.
Il répondait par des grognements aux questions du commissaire. Je compris qu’ils se parlaient enfin de Brett et Ramatullah s’anima enfin un peu, il ne témoignait pas au Britannique la même affection que les deux jeunes garçons rencontrés à « Work for All ».
« Il voulait à tout prix donner des cours d’Anglais aux filles, je n’arrivais pas à lui expliquer que c’était totalement impossible, il insistait, insistait… J’ai essayé de le mettre dehors mais il revenait tous les matins. J’ai fini par demander aux adolescentes de ne plus mettre les pieds dans les locaux pendant quelques jours. Je n’avais pas envie que cela finisse par un bain de sang… »
Le marchand s’était remis debout, ses poings fermés comme pour le combat. « Alors, comme il n’y avait plus de filles, il s’est mis à passer ses journées avec les garçons. Vous ne trouvez pas ça bizarre, vous ? Ce type n’avait rien de mieux à faire, dans la vie ? Et son intérêt pour le soufisme, ça rimait à quoi ? »
Un silence se fit. Je sentis Ramin me regarder en coin.
« N’allez pas croire » reprit Ramatullah, « je suis affligé qu’il soit mort, Dieu est grand et pardonne…»
Je sentais le commissaire lassé. Il devait penser à tout le travail qui l’attendait au poste de police. Il évoqua pour la forme les comptes de l’association. Il n’était pas là pour ça, et cela ne devait pas le préoccuper outre mesure. Mais il fit quand même allusion à ce qui apparaissait pour un observateur extérieur comme « une situation confuse et en tout cas un gâchis de moyens. » Le docteur le regarda, éberlué. « Un gâchis ? Mais le gâchis c’est les décisions qu’ils prennent là-bas, à Londres, sans rien connaître du pays. Ça fait plus d’un an que je dis qu’il faut arrêter les cours généraux et mettre l’accent sur du concret, sur l’apprentissage d’un métier. On ne fera pas de ces gamins des ingénieurs, ne rêvons pas, alors faisons en au moins des artisans ou je ne sais pas, moi, des jardiniers, n’importe quoi… »
Le débat ne passionnait pas Ramin, qui y mit fin rapidement. Il se décida à poser la seule question qui lui tenait à cœur, pris au jeu, en grande partie à cause de moi : « Bon, mais revenons à ce qui nous préoccupe : qui a tué Brett, selon vous ? »
Ramatullah se concentra, grattant sa joue mal rasée en fixant le sol. « Je n’en sais rien. Je dirais seulement qu’il l’a bien cherché. Il était bizarre, ce type. Gentil, je ne dis pas, mais peut-être trop gentil. Il donnait, donnait, il avait toujours des liasses dans les poches. Ça finit par énerver, la générosité. »
Il se tut et fit un pas vers la porte. Nous acceptâmes son invitation à quitter les lieux.

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