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Perdus dans Kaboul (35)

Publié le 16 mars 2008 par Rogerroger
J’étais satisfait, en ce mois de mai 2002, d’avoir passé mes premières nuits dans les bureaux minables de Tréteaux sans Frontières couché à même le sol, dans un duvet déchiré et tâché de l’armée américaine acheté au bazar.
J’avais décidé de ne me raser qu’une fois tous les trois jours. L’aventure commençait.
Mes trois collègues m’initièrent très vite à la belote coinchée, car il n’y avait rien d’autre à faire le soir. Dans la journée non plus d’ailleurs. Nous attendions un imminent contrat avec un donateur hypothétique pour démarrer vraiment nos activités. Il suffisait de se laisser porter. Il y avait à Kaboul beaucoup d’argent, de nombreuses bonnes volontés et le sentiment partagé que nous allions rebâtir ce pays en moins d’un an ou deux, rétablir un Etat démocratique et une bonne gouvernance, des médias indépendants, des hôpitaux, des écoles et des cinémas, sans oublier des soldats et des policiers formés et mieux payés.
Il fallait d’abord rédiger une « propal », raccourci pour initiés de « proposal » - mot communément employé par tous, y compris les francophones, pour désigner une demande circonstanciée de fonds pour un certain projet -, puis de la soumettre à un des « guichets » - donateurs tels que USaid, Commission Européenne, Onu, ambassades… Créer des outils permettant aux Afghans de comprendre les enjeux des prochaines échéances électorales se vendait bien, par exemple. Pour aller voir du côté des pays scandinaves, il était indispensable de prévoir au moins un paragraphe sur le « gender issue » - la question des femmes. Les enfants, ça marchait aussi, presque toujours.
Comme notre spectacle de marionnettes devait expliquer aux petites filles les bienfaits pour le pays des élections à venir, nous étions confiants.
Quand la « propal » était acceptée, il s’agissait de mener à bien le projet, avant de remettre pour finir au généreux bienfaiteur un « reporting », pour le remercier et lui dire combien il avait eu raison d’avoir alloué ses fonds.

Nous passions aussi de longues heures au restaurant Hérat, à manger des kebabs ou des kaboulis, dont nous raffolions. Nous parlions de Nicolas Bouvier et de son « Usage du monde », de Kessel bien sûr, de la dépression française et du modèle social qui n’allait plus si bien que cela, de la prochaine grande réunion alter mondialiste à Florence et de la fête hebdomadaire à venir à Kaboul.
Mes nouveaux amis m’avaient initié aux lieux incontournables, comme la « montagne de la télé », hauteur dominante de la ville, qui hébergeait des antennes et d’où la vue sur les multiples quartiers de la capitale, immensité de brun bordée de quelques touches de neige, justifiait à elle seule notre présence ici, au bout du monde, ou plutôt au cœur de la planète, participant à ses dernières palpitations.
Nous sommes aussi allés, bien sûr, à « Chicken street », acheter ma tenue en peau de mouton, odorante mais qui tenait chaud, le soir, sans oublier un pakol, le fameux bonnet en laine. J’étais fin prêt et équipé et pouvais, comme les autres, me mettre à rêver à ce moment où je rentrerai et où, dans une convenue et ennuyeuse soirée parisienne, affublé d’un gilet de vieille bique, je pourrai être au centre des discussions, auréolé de mes faits de guerre afghans. D’autres l’avaient déjà expérimenté : l’ « effet Kaboul » marchait bien, pour draguer.
Tout à mon excitation, j’ai attendu une semaine entière avant d’essayer de te retrouver. Je savais que cela finirait par se produire et je n’étais donc pas pressé. Cette délicieuse attente fut un des meilleurs moments de notre relation, j’avoue.
Nous avions un ami franco-iranien, Darius, qui passait souvent nous voir. Ses visites étaient d’autant plus appréciées qu’il arrivait à dénicher à Kaboul des bouteilles d’alcool et des saucissons, à une époque où cela était encore rare. Il apportait aussi parfois des revues coquines, que nous cachions dans nos duvets, pour les soustraire à la vue de l’équipe afghane. Il s’agissait d’éviter les chocs culturels trop violents.
Les activités de Darius n’étaient pas claires. Il cherchait des fonds.
J’ai fini par comprendre qu’il voulait monter une Fondation consacrée au contre-terrorisme, mais il portait aussi d’autres « casquettes » : il représentait de grandes sociétés, par exemple…
Darius était un personnage. Je n’ai jamais compris tes réticences à son sujet. Pétulant, de bonne humeur quoi qu’il arrive, évitant soigneusement tout ce qui pouvait être contrariant, pour lui ou pour les autres. Amateur de tous les plaisirs – il m’avait initié à l’opium -, il prenait sur lui mais n’adorait pas Kaboul et ses rigidités culturo-religieuses. Plus tard, il est devenu un pilier du Rendez-vous, initiant les clientes esseulées au Jaegermeister, un alcool allemand au goût prononcé de médicament. Sa virilité moyen-orientale, son humour - un rien graveleux -, sa fougue d’adolescent faisaient oublier ses quarante ans bien sonnés, et lui étaient autant d’atouts pour égayer la tribu de filles célibataires peu farouches.
Ce fut grâce à lui que j’ai pu te retrouver. Il était au courant de toutes les mondanités de la capitale afghane et nous a prévenus d’une soirée à l’ambassade d’Italie. Il se faisait fort de nous y introduire. La vie diplomatique à Kaboul, à cette époque, était assez informelle et bon enfant.
Darius m’avait prêté un costume un peu trop grand, mais je suis arrivé sûr de moi à la réception.
Le buffet était copieux et raffiné, pris d’assaut par une assistance déterminée, le temps d’une soirée, à oublier les kebabs de mouton.
La foule des invités était composée d’un étonnant panachage de diplomates décontractés, plutôt chics, d’officiels afghans, rares – ces pince-fesses n’étaient pas leur tasse de thé – et d’humanitaires mal fringués, affamés, taraudés par une culpabilité dissimulée par des propos ironiques, de se retrouver dans un salon luxueux à manger des petits fours.
J’ai bavardé un moment, tout en m’enivrant d’un petit rouge italien tout à fait acceptable – nous n’étions pas difficiles -, avec une monumentale norvégienne qui enseignait le photo-reportage à la faculté de journalisme. Nous avons été rejoints par un ami à elle, Canadien expert en chauffages solaires. Je voyais Darius butiner de groupe en groupe, blaguant, s’esclaffant, prenant par moments, avec des messieurs en costumes noirs bien coupés, des mines plus sérieuses pour évoquer, j’imaginais, sa Fondation et leur proposant de leur envoyer la « proposal ». Puis il repartait vers des groupes moins guindés où il refaisait son numéro.
J’avais du mal à respirer. Je me suis dirigé vers le jardin, pour m’isoler quelques instants. Malgré la fraîcheur de cette soirée de printemps, un groupe animé se tenait sur la grande terrasse de la résidence. Les rires fusaient et parmi eux, plus clair, plus pénétrant, le tien me transperça l’âme et le corps. Je restais pantelant sur mon coin de gazon.
Je n’avais pas oublié pourquoi j’étais là. Ce soir, en particulier, et de manière plus générale, à Kaboul. Je n’étais pas venu pour aider l’Afghanistan à se reconstruire, ni pour apprendre la belote coinchée, ni même encore pour lorgner les clips érotiques de « madame Lopez » que Darius exhibait à tout bout de champ sur l’écran 17 pouces de son ordinateur portable.
Tu étais presque de dos et j’avais de toi la même vision qu’à l’hôtel Strand, la première fois. Là, tu étais debout et tu étais très animée, tu prenais souvent la parole, brièvement, et chaque fois tes amis, ou tes collègues, riaient de bon cœur. Tu étais drôle, en plus.
Tu avais le même genre de tailleur un peu strict, la même chevelure étonnement embrouillée et cette cambrure accusée qui semblait devoir se détendre comme un ressort.
Contrairement aux autres tu ne mangeais pas, tu ne buvais pas non plus, ton verre de vin ne servait qu’à occuper une de tes mains nerveuses. « L’alcool me rend agressive. Encore plus… »
Je décidai de bouger, pour ne pas rester telle une statue stupide, et me dirigeai vers un coin de la terrasse dans ton angle de vue où, désinvolte, autant que cela m’était possible, je fis semblant de m’intéresser au flirt d’un couple près d’un arbuste en pot. La fille me fixa, agacée. Il me fallait trouver une autre contenance, mais cela ne fut finalement pas nécessaire : tu avais posé ta main sur mon épaule.
Si nos retrouvailles ne furent pas aussi brûlantes que je les avais souvent fantasmées, notre complicité de Rangoun était toujours intacte.
« Hey, toi, mais que fais-tu là ? » Tu semblais sincèrement heureuse. Je t’expliquai en bafouillant un peu que j’avais trouvé un boulot à Kaboul et que j’étais moi-même tellement surpris de te trouver là. Me revinrent aussitôt à l’esprit les lettres que je t’avais écrites, et qu’il était, au fond, fort possible que tu les aies lues, où je te déclarai tout le bien que je pensais de toi, le désir si fort de te revoir et les moyens mis en œuvre pour arriver à mes fins.
Je découvrais dans ton regard aigu et ton sourire amusé à quel point tu savais pourquoi j’étais là. Tu lisais en moi. Je n’étais pas un imbécile, mais tu étais la première femme qui me donnait la très nette impression d’être beaucoup plus intelligente que moi, d’avoir toujours une longueur d’avance lors du cheminement de mes pensées, de savoir avant moi ce que j’allais dire.
Je ne dis donc plus rien, me contentai de sourire benoîtement.
« Je dois retourner avec mes amis » lâchas-tu, mais nous allons nous revoir, non ?
- Bien sûr ! J’espère bien… quand ?
- Voyons. Je suis submergée de travail… je vais t’appeler, donne moi un numéro.
- Oui, oui. Ce n’est pas exactement le mien, on n’a pas encore de gros moyens, mais tu devrais pouvoir me joindre… »
Je te remis avec un rien de componction la carte de visite mal imprimée de notre association. Tu y jetas un coup d’œil en réprimant un sourire. « Bon, salut ! » Tu partis sur ces mots, brefs, à ta manière, d’un pas alerte.
Je rentrai dans les salons, me gardant bien de me retourner, craignant de voir un groupe d’Anglo-saxons me jeter des coups d’œil réjouis.

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