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Nicolas Pesquès , La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix | # Une jubilation de « joie noire »#

Publié le 26 mai 2012 par Angèle Paoli
Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau,
huit, neuf, dix

André Dimanche Éditeur, 2011.


Lecture d’Angèle Paoli


# UNE JUBILATION DE « JOIE NOIRE » #

     « Juliau n’est naturel que si je me tais
ni ne le regarde
naturel par insensibilité
 », écrit Nicolas Pesquès dans les dernières pages de J10.


Pourtant, à lire le dernier recueil de Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix ― quatre livres et deux cent quatorze pages ―, il semble que la colline ― son jaune, ses genêts, son animalité ― poursuit son travail de creusement dans la sensibilité du poète. Sans épuisement de l’écriture.


Ainsi la colline de Juliau tiendra-t-elle toujours son alter ego dans sa tenaille ; et toujours Nicolas Pesquès poursuivra son chant dans la paille jaune de Juliau. Rien jamais, ni la souffrance ni le jouir, ne pourra détourner le poète de la colline originelle. Paradoxe de la colline toujours présente au plus fort de l’absence, dans cette tension à double tranchant, double entrée prise entre nécessité de s’éloigner et l’appel du jouir. Paradoxe aussi de l’écriture qui tient dans la même tension à double tranchant entre le fait qu’elle ne convient pas, qu’elle est inapte à dire « J », et qu’elle est pourtant incontournable.


« Le langage n’étant plus que ce qui creuse sans convenir », il faudrait chercher autre chose, un au-delà des mots, « quelque chose qui ne dépendrait pas du langage ? » Peut-être la couleur ? Mais que peut « la vénérable » ? La réponse est peut-être dans l’érotisation de la colline :


  « jaune de j bandé
  jus de genêt
 »


Reprendre avec Nicolas Pesquès la « descension » de Juliau, face nord, c’est renouer avec « l’énigme intime » du poète et, avec lui, reprendre « l’essai d’écre » interrompu par le temps de la séparation dévolu à l’écriture.


Ultime volet de l’œuvre de Pesquès, La Face nord de Juliau huit, neuf, dix s’étend sur deux années, de 2006 à 2007. Partie la plus importante de l’ouvrage, J10 occupe 9 chapitres, répartis en deux temps. Les quatre premiers chapitres se déroulent sur deux saisons, de novembre 2006 à août 2007. La suite de J10 ― cinq chapitres ― de septembre à décembre 2007. Quant à J8, deux mois à peine lui sont consacrés ― février-mars 2006 ― ; et un été (2006) suffit à couvrir les dix-sept pages de « l’essai d’écre » de J9.


D’une saison à l’autre, Juliau veille dans son animalité et tient le poète au collet. Si trop s’éloigne de la colline, Juliau le rappelle à lui. Avec « son jaune tectonique coulissant » et son « j » de jouir. Écrire Juliau comme, pour Cézanne, peindre la Sainte-Victoire. « J » de Juliau, comme jaune genêt est un chant chamanique, repris, séparé de la scission de la couleur d’avec la colline. Toujours recommencé pour « d’autres approches, d’autres contagions ». Dans quelle faille « d’écre », l’écriture s’est-elle glissée entre J10 et J8-J9 qui le précèdent ? Quel nouveau réseau d’écriture la « descension » a-t-elle suscité chez le poète ? « j’ai voulu en avoir le cœur net », conclut le poète à la fin de son ouvrage.


C’est sur la séparation définitive que s’ouvre le premier chant de J8. Mort de Juliau, ou peut-être celle de la mère ?


  « Comme si elle était


  là, devant,


  le 2 septembre
  debout et
morte »



J8 commence dans le désordre du désespoir et du rejet


  « gale du chêne
  jaune émétique
  mère défaite
 »


La douleur de la séparation se lit jusque dans la ponctuation adoptée par le poète. Les trois points de suspension qui séparent visuellement une strophe de la strophe suivante impriment le silence intérieur nécessaire entre les mots. Ils en sont le témoignage sensible. Plus loin dans J8, le poète propose de ce silence une définition inattendue qui mériterait une relecture du recueil :


  « des mots séparés par des blancs
  la place réservée à l’amour
 »


Même morte la colline est là, qui annonce le « genêt d’outre-tombe » final, et impose au poète la nécessité têtue d’écrire, de poursuivre l’entreprise d’écriture de Juliau : « écrire bute sans cesser ».


Dans la brièveté de J8 s’inscrit l’idéal de la colline. Sa résistance. Juliau s’insurge. De même, le poète. Sa méthode est celle du refus. Du rejet de toute forme d’assimilation :


  « ne jamais s’appuyer sur quoi que ce soit
  qui aide à confondre les mots et les choses
 ».


Pas de comparaison possible avec. Pas d’identification.


  « identique est un adjectif disparu »


Même si JAUNE a à voir avec la mère, et avec elle, aux origines. Pas de comparaison, partant, pas de comme. Le poète convoque plutôt la synecdoque. Figure essentielle de J8, explicitement nommée, la synecdoque, par imbrication contenant/contenu, par engendrement de l’une par l’autre, dit le fusionnement colline-mère-colline.


  Jaune, « âme tournesol
  d’où la mère en colline
 ».


L’absorption de l’une par l’autre se vit en même temps qu’une même volonté de « dessaisissement », une même douleur coupure-séparation. Et si J8 n’était là que pour dire la mère, présence-absence, « J » « préterre »/prétexte à l’espace mère ? Et l’écriture de Juliau, un autre moyen de « lui parler comme à un autre pan de la vie » ? Omniprésence de la mère − «  à la mère et au couteau » ; « mère et grammaire défaites » ; « pente, vent, mère, nuage/des organismes éphémères » − disséminée dans les poèmes de J8.


Paradoxalement, à la manière d’un ouvrier qui travaille son matériau à l’aide d’outils, d’un alpiniste qui s’assure de son ascension avec piolets, grappins, pitons et prises, le poète grammairien assure sa progression dans le jaune de Juliau avec les amorces qui lui sont propres : ses « et » d’appui – « l’amour du et dans le vide de la langue » –, ses « biais », son « fixatif », sa « synecdoque ». Introduire une logique – jusque dans le refus de sa « légende » – avec le jaune comme garant –, pour donner corps. Même si le poète s’insurge contre la sacro-sainte « divinité » sujet-verbe, c’est à la grammaire que Juliau doit de prendre corps :


  « le corps est perdu s’il quitte la grammaire ».


« Où séparer si séparer commence ? » Séparer, scinder, découper, trancher. Tel est le leitmotiv qui court legato d’un livre à l’autre de Juliau. Tailler, jusqu’à réduire Juliau et son jaune à l’extrême minceur d’une seule consonne. « J ». Mais du jaune initial de Juliau, dans sa révélation de genêt, au jaune final de l’exaltation/exultation du jouir de Juliau, il y a une évolution qui passe par la répétition du même dans ses différences et ses variations : ― « Juliau : sa fraîcheur, son usure » ―, jusqu’au retour à l’origine, à la scission et la perte qui en résulte :


  « perdre pour ressentir

  la séparation de tout ce qui nous touche
 »


« Mais séparer n’est pas détruire », confie aussi le poète. Séparer passe par l’écriture et par les contradictions qui l’accompagnent. Écre. Se soumettre à la « dure dent de dire », poursuivre la quête entre « outrage du cul-de-sac d’écrire » et sidération que cela puisse être, encore, « un quart de siècle et plus » ; mettre la couleur au centre, aller d’une rive à l’autre du séparé. Sans perdre de vue la préoccupation première  : la concentration, la concision, le coupant. Car favoriser le « genêt à la pointe sèche », c’est résister à la tentation du fusionnel, résister à la féminité de la colline, à ses forces séductrices et trompeuses. La seule possibilité d’« écre » se vit dans la distance et, au-delà, dans l’écart, dans la faille creusée par l’entaille, dans cette « déchirure du langage » qui n’appartient qu’au poète. C’est dans cette faille que se trouve le gisement des mots susceptibles de faire lever Juliau jusqu’à la brûlure.

L’éclat de son cri gagne la langue du poète et sans doute le poète lui-même.
Une jubilation de « joie noire » frissonne dans le souffle de l’écriture.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix



NICOLAS PESQUÈS

Nicolas Pesquès

Ph. © Jean-Marc de Samie
Source

■ Nicolas Pesquès
sur Terres de femmes

après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
→ 21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau
→ Juliau//ascension face nord (note de lecture sur La Face nord de Juliau)
→ [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
→ Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
→ 15 mai 1886 | Mort d'Emily Dickinson (extrait de La Face nord de Juliau, sept)
→ La caisse claire (journal d'Angèle Paoli)
■ Voir aussi ▼

le site de Nicolas Pesquès
→ (sur Poezibao) La Face nord de Juliau, cinq, de Nicolas Pesquès (journal de lecture, par Florence Trocmé)
→ (sur Poezibao)
La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d'Angèle Paoli)
→ (sur Poezibao) La Face nord de Juliau, sept, de Nicolas Pesquès (par Antoine Emaz)
→ (sur remue.net) Nicolas Pesquès | La face nord de Juliau, sept, par Matthieu Gosztola
→ (sur Poezibao) Une rencontre avec Nicolas Pesquès, le mercredi 20 janvier 2011
→ (sur le site du Matricule des Anges) un article d’Emmanuel Laugier sur La Face nord de Juliau
→ (sur Sitaudis.fr) La Face nord de Juliau, sept de Nicolas Pesquès, par Emmanuel Laugier
→ (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès
→ (sur le site de Nicolas Pesquès) un entretien de Nicolas Pesquès avec Alain Veinstein (France Culture - émission diffusée le 11 juillet 2008)
→ (sur le site de Nicolas Pesquès) une lecture de Nicolas Pesquès au CipM le 11 septembre 2007 (« L'autre nom du réel »)



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