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En lettres bleues et or (5)

Publié le 07 juin 2012 par Jlk

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De Daniel Vuataz, dit Le Kid, à JLK

Charmey, 7 juin 2012

Dear Old Gangsta,

Il y a trois mois, je partais dans un vieux van bleu-vert et pétrolais dans les Balkans, jusqu’à Istanbul et la pointe sud de l’Anatolie, avec deux vieux amis. Dix ans auparavant, on jouait de la guitare et de la flûte à bec dans les champs de cresson d’un Gymnase lacustre, après des cours sur Kant et Levinas. La clope était encore tolérée dans les pentes de Burier. Les filles avaient des liquettes de Supertramp, très peu d’inhibitions, on passait nos nuits dans des cabanes avec du vin, de la raclette et des djembés. Là, ces deux fous furieux lorgnaient sur l’Afrique depuis des années. Julien avait acheté une immense carte qu’il avait punaisé au mur de sa chambre, sous-gare. David avait passé son hiver dans l’atelier d’un garagiste de Bex pour remettre à neuf le moteur d’un vieux T4. Ils avaient économisé pendant leur uni, venaient d’obtenir un Master (Economie et Science de la vie) et avaient eu la bonne idée de ne pas écouter les avis de parents et autres connaisseurs prêts à tout pour les décourager. C’était leur projet. En Afrique par la route. Mon père était parti lui aussi, avec ma mère, à vingt-cinq ans, et j’avais des histoires plein les tempes. Je me suis joint à l’aventure, au dernier moment, pour un mois de vadrouille (eux en avaient huit devant eux, et toutes les plaines du Soudan, les savanes du Kenya et les montagnes de l’Ethiopie dans des guides de voyage). C’était le 11 mars. Le 11 avril, je m’arrêtais face à l’Afrique et rebroussais chemin, la mort dans l’âme, l’âme ferrée dans les grands containers du port marchand de Mersin, laissant les deux potes en transit sur leur Méditerranée. La Syrie était à cent kilomètres. Le Groenland à quelques milliers. Eux avaient les lions de plage de la Namibie en ligne de mire, les sables orange de la Zambie, l’ambre de Madagascar…

Je ne t’ai pas écrit depuis tout ce temps. Ou, plus exactement, je t’ai écrit régulièrement, mais n’ai rien achevé, n’ai rien envoyé. Il s’est passé pas mal de choses, depuis mon retour. De Mersin j’ai pris un bus Ulusoy à l’odeur de cuir neuf jusqu’à Istanbul, et vu sur l’écran incrusté de mon siège, simultanément dans les écrans de tous les autres passagers, simultanément dans les reflets des vitres du bus entier, l’accident mortel d’un autre bus semblable, quelque part sur la même autoroute. J’ai relu Tranströmer dans un taxi lancé à tombeau ouvert contre les ponts blancs du Bosphore, sur la rive Asiatique. J’ai retrouvé mon vieil appartement de la rive européenne, acheté de la viande de bœuf, pleuré sur les quais de la Marmara en regardant les souvenirs d’un mois de liberté absolue se dissoudre dans la pluie des pavés millénaires. J’ai bu du çay avec des ombres dans les cybercafés humides de Kumkapi, acheté toutes sortes de t-shirts à moustaches et bicyclettes avec de la petite monnaie trouble, bu des jus d’orange sanguine et chanté du Brassens dans ma tête jusqu’à la folie. J’ai pris des bus bondés et passé ma monnaie vers l’avant, marché sur des autoroutes à quatre pistes, écrit dans des mosquées, pissé dans des bouteilles de Turka Cola, vu des types très pauvres avec des dents en or et des types très riches avec des mouches dans les cheveux. Et puis je suis rentré, en cargo jusqu’à Montfalcone, en huit jours huileux et inconcevables entre les îles grecques, les ombres déchiquetées des Pouilles et le violet profond de l’Adriatique supérieure. Il y avait des tortues sous la poupe du navire, disait l’adjoint du capitaine.

 

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La première fois que je t’ai écrit, c’était dans un camping de varappeurs, près d’Antalya, où nous venions de passer une petite semaine en immersion. Paradise lost, de Massive Attack, passait dans le petit transistor de la salle commune, sorte de cabane dans un immense eucalyptus, face au calcaire rouillé du cirque alentour où grimpaient des Danois et des Australiens. Une araignée trottinant sur la neige, un bouddha, et je pensais à Chappaz. Un employé du Climbers Garden, dans la petite cuisine en lino, marcel délavé et avant-bras surdimensionnés, préparait des crèmes à l’orange. C’était un resting day, les pensionnaires peignaient notre bus au soleil. On avait roulé depuis Sofia, presque d’une traite, par la mer Noir et jusqu’à Istanbul. Et puis, en suivant les contours de la mer Egée, plus loin au sud sur les presqu’îles turques où les téléphones reçoivent le réseau grec et les gens, sous leurs moustaches, élèvent des bateaux de bois noble pour les multimillionnaires hollandais.
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Je lisais La Haute Route au sommet des collines de Bozburun, à Julien et David ensommeillés sur les rochers coupants, le vent dans le visage, le soleil parfaitement blanc, alors qu’un aiglon fendait le bleu ferreux du ciel et que les baies à espadons avaient toutes sortes de mauves sur les pentes à coraux, cinq cents mètres au-dessous. David avait des envies de parapente. Et puis je lisais Jack London, à haute voix encore (Un steak et Construire un feu), pendant que Julien conduisait, à la lampe frontale, seuls au monde sur les semi autoroute d’Anatolie. David, le soir, bouquinait Destruction massive, de ton cher postfacier qui adore trop en faire mais n’en fait jamais assez. Julien écornait Sur la route, le reposait, le reprenait, cherchait à savoir ce que ce livre pouvait bien avoir de culte. Je ne pouvais pas l’aider, je ne l’ai jamais fini. Restaient Les Promesses de l’aube, pour la semaine suivante, en feuilleton.

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Et moi j’entamais la dernière partie de Bourlinguer, par tranches, sous les voies d’escalade en dévers de Trabenna, sur les toilettes du camping, dans l’embrasure des douches mixtes, à la lueur de la bougie, à l’arrière de notre van sur quinze kilos d’oranges, avant de m’endormir. J’aurais pu être marin, je crois. Ou vivre dans les ports, simplement, entre des litres de kérosène, des putes et des sacs de sucre de Cuba. Un bouquin pour oreiller.

 La deuxième fois que je t’ai écrit, les arbres avaient changé. A Olympos les citronniers poussaient entre les diner pseudo Far West de la route en terre battue et les cactus importés qui menaient à la mer. Il y avait des types à dreadlocks et des hippies de seize ans dans tous les hamacs, assis en tailleurs sur toutes les plates-formes à pachas des cabanes en bois noir. Des Portugaises venaient sauver les tortues de mer. Des Danoises étaient en crise mystique. Le lieu était épatant : plage de galets noirs, vachettes sans cloches en semi liberté, flots turquoise entre des montagnes sacrées, eucalyptus immenses, pins bleu-vert et coquelicots : tu aurais pu peindre, comme ça, pendant des heures, depuis ton balcon. Les coquelicots étaient peut-être des pavots. Et mon grand-père mourrait, pendant le vingtième jour, alors que j’arpentais, sans savoir encore qu’il était parti, les vestiges lyciens, latins et grecs d’une acropole antique, sous les dunes et la lune, dans les forêts marines. Je suis resté une demi nuit au bord d’un ruisseau à ruminer ce début de voyage. La nuit je me couchais entre deux potes, entre deux filles, entre deux tortues ou entre deux ombres longues, sur la plage face à l’Afrique, et les étoiles tournaient dans tous les sens. Il me restait dix jours. J’aurais pu m’installer n’importe où et ouvrir un troquet. L’enterrement aurait lieu sans moi, le mardi, à Saint-Légier. 

La troisièm

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e fois que je t’ai écrit, c’est juste après la lecture du dernier Roland De Muralt, L’Espoir d’une parole à venir, reçu la veille du départ avec une courte paraphe, et terminé à la lueur du soleil dans le rétroviseur. On avait passé une nouvelle frontière. Sur Paul Celan, pudiquement placé entre parenthèses, voilà ce qu’écrivait mon ancien prof de français au gymnase : « ([…] Il lui arrive souvent de penser que s’il cessait d’écrire, il n’aurait plus à entretenir ces conversations insolites et épuisantes avec les morts, conversations au cours desquelles ils devisent de la langue allemande, de la désolation de Dieu qui manque à son trône, de son découronnement, de l’absence ou encore des poèmes qui sont comme l’avoine de plage qui fixe les reliefs dunaires. Il n’aurait plus à aider les morts à parler… Mais personne, pas plus le témoin que le poète, ne peut aider les morts à parler ! Il faudrait pour cela qu’ils reviennent, qu’ils secouent les cendres et racontent leur propre mort. Parmi ces morts, tous ne seraient pas des poètes, mais tous seraient des témoins qui raconteraient la réalité – et celle-ci serait la vérité, la vérité de ces morts plus inachevées que d’autres.) » Je n’ai pas vu la guerre qu’a vu Celan, ma famille n’est pas morte dans des camps nazis – mon grand-père s’est éteint avec toute sa tête dans le gros lit blanc d’un hôpital suisse, à la fenêtre d’un jardin de printemps poussée de bégonias –, je n’ai pas de point de compréhension, tout cela est abstrait, et pourtant moi aussi, par moment, je me dis que seuls les morts devraient écrire, et les vivants écouter. Et puis je vois déguerpir une vachette dans les cailloux, je vois passer un vieux turc avec son plateau de çay, je vois David et Julien jouer au tavla en s’engueulant, je vois deux couples dans l’eau sous les falaises, j’entends Ugur le marin chanter ses complaintes arméniennes, je sens l’eau douce de Kas sur mes pieds nus, et je reprends le stylo. Ou la route. Ce qui est la même chose, d’une certaine façon. Immanquablement.

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A ce moment-là, les Poussières du monde récoltées par Bouvier tournaient en boucle dans la  voiture, et, au lieu de leur en lire L’Usage, j’expliquais à David et Julien ce que je savais d’Heidegger, de la poésie de Celan, de l’écriture après l’inimaginable, l’inconcevable. Il est inconcevable de ne plus écrire, j’ai peut-être dit. Et ma braguette était ouverte. Les violons de Vittorio Monti vibraient dans le petit haut-parleur de bois brut, et j’imaginais Nicolas et Thierry capturant les tziganes d’Albanie sur leur Revox à bande, passant aux mêmes endroits que nous, sur la route de l’Orient, et puis bifurquant d’un coup vers l’Iran et cette saloperie de Syrie. Trop de gens sont déjà passés aux mêmes endroits, dit le vieux roublard, et comme pour me rejoindre, sans un mot, David avait tourné vers l’Ouest, sur une route de terre rouge, entre les oliviers en effeuille.

 

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La quatrième fois que je t’ai écrit, j’étais de retour à Istanbul, et Camille m’avait rapporté un peu d’herbe sourde de nos cantons boisés. Elle avait des scarabées dans les cheveux, un pull bleu-vert. Istanbul avait pris d’un coup un climat de Pléiades : sous la pluie, à Taksim, la ville continuait sa transe comme si de rien n’était, et les vendeurs de café noir et de cartes mémoire devenaient des vendeurs de parapluie. C’est là que tu m’as appelé, depuis ton haut chalet, peut-être assis au frais de ton balcon face aux Alpes françaises, alors que nous partagions quelques kilos de cacahouètes au sésame en buvant thé sur thé, au deuxième étage d’un cafetier stambouliote, attendant que l’averse se calme. Tu me parlais de mes croquis de voyage, de tous les jeunes auteurs que tu découvrais ces jours, ces semaines, et puis de ta nouvelle amitié avec un kangourou boxeur, de tes espoirs, de Quentin, de Ziegler et de Radio-Lausanne. Camille écoutait en souriant. Derrière les fenêtres sans vitres, le bruit plastifié des flots du ciel en furie résonnait dans les ruelles. L’air était frais, lavé, et l’averse a duré trois jours. Les toits et les rues sans aucune bouche d’égout devenaient des plans d’eau. En rentrant à l’appartement de notre ruelle sans nom, nous étions trempés comme les hippocampes des jardins du Rivage, par gros coup de Joran sur le lac. Sous la pluie et le soir rouge, entre la Mosquée bleue et Sainte-Sophie, les voies du plus vieux tramways d’Europe brillaient bien plus que des vitraux.

 

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La cinquième fois que je t’ai écrit, Camille et moi nous apprêtions à remettre les voiles. On laissait derrière nous les rues à thème d’Istanbul (rue des robinets, rue des clarinettes turques, rue des épices, rue des cordes et ficelles, rue des voleurs, rue des Internet cafés…), les quais défoncés de Kumkapi et l’éternel réinvention – métamorphose solide – de cette ville impossible à doubler. Pourtant on y a cuisiné, fait la lessive, marché, couru, baisé, rit, erré, attendu, parlé, joué, mangé, lu, photographié, tiré les rideaux, arpenté les bazars et bu la pluie tombée. On était au milieu du mois d’avril, sur un ferry pour Gemlik, cent kilomètres au sud dans un bras brun de la mer de Marmara, et une tempête à Yalova nous avait fait prendre un jour de retard. De loin, par-dessus l’épaule de Camille, sur les flots déchaînés, Istanbul s’étalais sur des centaines de collines, en tapis de maisons bossues, aussi loin que portait le regard. Le ciel était vert. A Gemlik le minaret de la mosquée était à la même hauteur que notre fenêtre d’hôtel, à une envergure de cormoran, et le Burger King avait une immense terrasse panoramique. Les immeubles du bord de mer étaient verts, jaunes, roses, oranges, mauves. Le ciel transportait des nuages en rouleaux de pluie blanche. La silhouette brune du port de fret, à un kilomètre dans la baie suivante, s’observait à la longue vue statique pour une lire turque. Les grues fumaient dans la poussière du soleil retrouvé, entre les cargos italiens et les gravières. Camille recevait un sms de sa mère, à Chardonne. Le prunier était tombé, déraciné, sur la cahute des voisins. Tout s’écroulait et pourtant rien ne bougeait, disait-elle. Moi je ne parvenais pas à finir Bourlinguer, pris dans les méandres de Gênes et d’enfance. Ça sentait le vieux sucre dans les rues de Gemlik.

Embarquer sur un cargo n’a rien de simple, et je te raconterai une autre fois comment on s’y est pris, en plusieurs jours, en plusieurs heures. Le stress qui monte, la hantise que ça ne fonctionne pas. Et puis tout va très vite. Soudain on est dans la bouche béante du monstre, à quai, dans l’ascenseur, puis dans les labyrinthes de couloirs bleus, devant de lourdes portes en fonte, contre des hublots sous les flots. Des pancartes partout, des signes, des écriteaux, de têtes de morts et des masques à gaz. Un marin en training qui nous dresse deux lits, rapidement. Deux heures du matin. Une fois au neuvième étage du SPES, en route pour l’Italie, le lendemain, à dix heures dans la loupe d’un ciel d’après-pluie, assis sur deux mille cinq cents Fiat neuves de toutes les couleurs, une fois le quai décroché, les amarres enroulées, tu peux vraiment sentir le monde glisser sous toi. De l’huile sur la fesse du monde. Et cette odeur de mazout, de peinture fraîche et de grand air iodé. La vie sur ce blindé, huit jours durant, seuls passagers au milieu des gradés italiens et des hommes de main philippins, te vaudra une nouvelle lettre, ou un après-midi dans ton Isba. David et Julien me paraissaient déjà très loin, les grimpeurs d’Antalya encore plus, le couch-surfing de Sofia presque enterré. Je me douchais à l’eau déssalée, courait sur le pont en short des San Antonio Spurs, dormait dans le ressac des Dardanelles, comptait les couleurs de la mer, regardais New York stories et puis offrait le DVD aux Philippins. On tenait des carnets. Parlait beaucoup. David et Julien, eux, tentaient de récupérer leur van à Alexandrie, traversaient un désert, suivaient le Nil jusqu’en Ethiopie. Cela je ne l’ai su que plus tard, parce qu’il n’y avait alors aucun moyen de communication. Je me détachais de plus en plus, et finissait La Pêche à la truite en Amérique.

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Camille lisait Gatsby le magnifique en anglais. On passait du temps, du temps qui avait un poids réel, appréciable, mesurable. Au loin les côtes se faisaient plus vertes, plus montagneuses, et la Suisse était bientôt à portée de vue – entre temps ils avaient rasé les Alpes. A Ravenne, lors de notre seule escale, on est sorti dans le port immensément vide pour sauter dans un taxi et célébrer le souvenir de la libération italienne (Rome, ville ouverte…). Au musée national, les mosaïques dorées des basiliques byzantines avaient quelque chose de tes livres : un découpage bordélique et craquelé de très près, et puis, pour qui prend la peine de prendre du recul, de faire deux pas de côté, un sens doré et une vraie beauté pleine… D’Istanbul à Byzance, il y a donc un cargo vers le Nord. Et il nous restait une nuit jusqu’au mont du Faucon. Je ne voulais pas que ça s’arrête.

 

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La sixième fois que je t’ai écrit, j’étais bien de retour. Il grêlait sur la frange du Léman. Tout me paraissait confiné. Je m’étais fait interrompre par un Skype de David et Julien, assis dans ma véranda des Pléiades à corriger les épreuves de mon bouquin sur Jotterand et la Gazette littéraire. Ton côté n’existait plus, le brouillard s’était levé en fin d’après midi. David me racontait qu’il avait appris la mort d’un de ses amis, dans les montagnes valaisannes, quelques jours auparavant. Il me racontait sa guerre des six jours pour récupérer la voiture au port d’Alexandrie, leur passage sur la place révolutionnaire du Caire, les aventures d’une bouteille de vinaigre que les douaniers prenaient pour de la picole, sa barbe qui prenait de l’ampleur, celle de Julien qui ne poussait pas. David avait le nez bouché, et Julien trafiquait, en direct, le micro de leur ordinateur pour rétablir la connexion qui s’interrompait toute les vingt secondes. Ces dernières nouvelles m’avaient ramené dans les nues, et puis celles du Soudan et de l’Ethiopie m’avaient fait basculer, avec ces photos hallucinées de barges remplies à ras bord, de ciels solides dans des tempêtes de sable curry, d’oiseaux inconcevables, de dentitions pourries… ce vagues à l’âme, ce trouble quand je revois leurs tête, le van, les objets que j’ai côtoyé deux mois durant. J’avais fermé ta lettre.

 Je t’ai écrit six fois, et puis bien d’autres encore, dans ma tête, sur mon scooter, en déménageant mes meubles et mes livres avec Camille, du Calvaire en direction du Mont, en faisant la brasse coulée à la piscine municipale de Vevey, en jouant au beach volley à Blonay, en réglant des comptes avec de vieux démons, en récitant des histoires de vendanges, en regardant les images argentiques de mon grand-père se révéler sous la pellicule liquide d’une révélation chimique, en chantant Heart of gold de Neil Young devant des pasteurs réformés, en venant te voir entouré d’amis dans un café de Chauderon où sautillait le Kangourou, rigolait Blacky, maraudait le Loup et butinaient toutes sortes d’autres insectes attachants, je t’ai écrit toutes sortes de lettres, cher Old Boy, et tu ne les a jamais lues. Parce que je ne te les ai pas envoyées, ou, souvent, pas écrites. La septième fois, c’était la bonne. Depuis les collines crémeuses de la Gruyère, mon vieux rebelle, loin du « milieu lémanique romand » (pour paraphraser l’éditeur qui m’embauche), je t’envoie ces lignes denses et un peu bordéliques, que je relis lentement en pensant à ces derniers mois.

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Des satellites tournent autour du Monde, produisant leurs propres flashes Iridium. Je crois que je suis planté sur place. Les prochains mois seront tout aussi beaux, j’en suis sûr, et la matière – sensible, physique, faiblement chargée d’ors, brûlante dans la paume – ne devrait pas manquer. Il y a ce stage éditorial, et puis la correction des carnets de guerre de Pourtalès, enfin les Archives littéraires suisses qui m’attendent pour Donzé à la fin de l’été, un livre en chantier, d’autres dans le fond des yeux, l’AJAR que tu parraine spontanément, des lectures, des journaux à faire paraître, des photos à révéler, des concerts, des Cervins à mettre aux murs, des amis à retrouver, le vent du sud à digérer… et la route à reprendre !  Je te dis donc : à très vite. Prends soin de ta retraite, celle depuis laquelle tu surplombes la plupart des hommes sans les prendre de haut, et celle dans laquelle tu t’installes pour de bon, dear bloody Oblomov, et pour longtemps encore ! Ecris-moi bientôt – du premier coup, si tu y arrives !

Le Kid


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