Magazine Journal intime

FAQ Chez La Dentiste.

Publié le 19 mars 2008 par Mélina Loupia
Entre quarante rendez-vous et autres petits ajustements dont je prends la mesure au fur et à mesure, j'ai réussi à caler  un petit après-midi chez la dentiste de la famille. Jérémy et moi  y étions déjà passés voilà deux ans, une grosse mise en garde pour le premier, assortie de chaudes larmes et d'un arrachage en force, et un commencement de détartrage à suivre la semaine d'après pour la seconde. Cent quatre semaines quasiment jour pour jour plus tard, je reviens donc pour achever le chantier. Suivie d'Arnaud et Nicolas. Le lieu a quelque peu changé, à commencer par le parking  plus accessible. Sur le chemin du cabinet, nous croisons une vingtaine de personnes auxquelles Arnaud dit bonjour. Une seule répondra. J'ai de la peine pour mon enfant qui ne comprend toujours pas le mutisme en réponse à sa politesse acquise. "Mais maman? -T'en fais pas, toi, tu sais ce que tu as dit, marche contre le mur, les voitures non plus ne sont pas très polies." En rentrant, un comptoir orange rehaussé d'une banque translucide, derrière laquelle une charmante assistante  nous accueille font partie également du renouveau. "Bonjour, j'ai besoin de quelques infos pour les... -Je suis Madame LOUPIA, j'ai... -Je sais, je m'excuse, je suis allée plus vite que  la musique, donc voici Arnaud et Nicolas qui n'ont donc pas encore de dossier chez nous, si vous voulez bien me suivre, on va arranger ça. -Maman, on peut lire Public et Paris-Match? -Oui, mais c'est préférable de lire les livres que vous avez pris à la maison. Je reviens." Vient le tour de l'arracheuse de dents de nous accueillir dans son antre maléfique. Les présentations et la paperasse de circonstance effectuées, j'implore le pardon pour mon retard annuel, prétextant quelques changements dans mon emploi du temps et ma vie privée, qui font bien marrer le Docteur es dents. Après quoi, une rafale de questions d'Arnaud sur l'état civil, la profession et le déroulement des opérations à venir  et nous choisissons de prendre dans l'ordre croissant. "Allez Arnaud, grimpe sur le fauteuil. -Oh t'as vu maman, ça monte tout seul! -Oui, c'est toi qui monte, pas nous. -Je peux monter jusqu'au plafond? -On verra ensuite, pour le moment, ouvre-moi ta bouche bien en grand. -... -Effectivement, il y a presque plus de tartre que de dents, surtout celles de devant, tu te les brosses super bien derrière, mais moins bien devant. A part ça, tu as de super dents, pas une carie et bien implantées. -Alors il suffit que je me les brosse plus fort? -Non, je vais t'enlever tout ce tartre d'abord. -C'est quoi ce tuyau? Et le lavabo? Et la lumière? Pourquoi tu mets la radio? T'as un ordinateur? -Alors ce tuyau, c'est pour te sécher les dents, que je  vois bien comment elles sont. -Voilà, après le sèche-linge, le sèche-dents. -Et après, tu vas me faire quoi avec l'autre? -Celui-là, c'est pour aspirer ta salive et toute l'eau, regarde, donne-moi ta main. -Après l'aspirateur de table, l'aspirateur de bouche, c'est formidable. -Et pourquoi tu mets un masque? -Parce que je ne  veux pas te prêter mes microbes. Allez, maintenant, on détartre tes dents, alors ne bouge pas et ça ira très vite. Quand tu as trop d'eau dans la bouche, que tu te noies, tu lèves la main et je m'arrête pour que tu puisses te rincer et cracher. Effectivement, en moins de dix minutes, Arnaud avait retrouvé son sourire de bébé, portail grand ouvert et dents éclatantes. "Je peux me regarder dans le miroir? -Bien-sûr! -Dis-donc, Camille va pas te reconnaître demain! -Mince, et comment je vais faire pour lui dire que c'est moi? -Tu as une fiancée? -Oui... -T’inquiète, elle te reconnaîtra. Allez, au suivant, Nicolas, sur le fauteuil! -Alors je vous préviens, je pense qu'il y a  comme un petit bordel dans sa bouche. -En effet, des dents de lait coincées, les définitives qui poussent en dessous, sur les côtés, oh, une carie. Boooon... On va faire une radio, tu me suis? -Ok." Pendant que mon enfant tampon se fait irradier la face, Arnaud continue son harcèlement questionnaire. "Tu me prends en photo sur le fauteuil? Qu'est-ce qu'ils font les gens dans la salle d'attente? Ils patientent? C'est pour ça qu'on les appelle les patients? Et l'assistante, elle a le droit d'arracher les dents? Et Nicolas, combien de dents on va lui arracher? Et toi? Tu dois faire quoi maman? Et on va aux courses après? Et je peux être dentiste si je veux? Et pourquoi y a une carte de visite d'une dame qui fait du loisir créatif? Pourquoi sa blouse elle est verte et pas blanche? Elle est biologique la dentiste?" "Bon, il y a un grand chantier à entamer. Il faut arracher cinq dents et soigner la carie pour éviter la pose d'un appareil, je propose d'attaquer tout de suite en arrachant les deux premières d'un côté, et quand ce sera cicatrisé, on attaque la face Ouest avec la carie. Ne te crispe pas Nicolas, de toutes façons, il faut le faire, mais je vais te montrer exactement tout ce que je vais te faire, je vais rien te cacher. Je vais te passer une pommade sur la gencive, je te préviens, c'est pas bon, mais ça va t'endormir un peu pour pas que tu sentes quand je vais piquer. Ensuite, je pique et quand tu seras endormi complètement, j'arrache les deux dents et  on en parle plus. -Mais je comprends pas, vous allez m'endormir complètement? Maman, je pourrai pas aller en cours demain? -Mais si, pas de panique, je vais t'endormir la gencive. -Maman, c'est quoi un panoramique? -Allez, je te passe la pommade. Et ensuite, tu te rinceras pour faire partir le goût. -Bark, ché dégueu. -Je sais, rince-toi maintenant." Pendant qu'il fait ses ablutions, elle sort de son tiroir la fameuse seringue à pompe redoutée de tous et me regarde avec un signe de me taire. Arnaud ouvre de grands yeux et porte sa petite main à sa grande bouche bée. "Bon, ne te fais pas de souci, tu ne dois rien sentir à présent, allez, je pique. Tu as senti? -Hon, ché chuper! -Allez, rallonge-toi." Du même tiroir de malheur, elle retire de son emballage stérile la fameuse pince dont les plus marseillais d'entre nous hurleront qu'une Monseigneur à côté, c'est pour les Schtroumpfs. De nouveau le même vœu de silence observé par Arnaud et moi et elle présente l'objet à sa victime. -Heu...? -Ne te fais pas de bile, même pas tu vas t'apercevoir que je te caresse la gencive avec ma pince." Arnaud se bouche les oreilles, fait demi-tour et file droit vers le comptoir de l'assistante. "Tu vas rien entendre, et encore moins sentir, c'est pas pour toi mais pour ton frère, ça serait sympa de le soutenir... -Et voilà mon grand, c'est terminé! -Onch? Ché Tout? -Pour le moment... Allez, rince-toi. C'est au tour de  maman maintenant. -Mais pouwquoi cheu baheu? -C'est normal, tu baves parce que tu sens rien, tiens, prends une serviette, d'ici deux heures, tu pourras manger, mais si tu le fais, méfie-toi, tu risques de te manger la joue et quand l'anesthésie sera passée, tu vas soufrir. -Oché. -C'est trop marrant comment tu parles. -T'as raison, on va faire parler ton frère quand on sera au supermarché, on va bien rigoler. -Allez maman, pour le moment, on ouvre le bec. -Ok. -Bon, vous, c'est surtout les tâches. Vous clopez toujours? -Beaucoup moins. -Je le vois. C'est bien, vous savez que la nicotine fixe encore plus le tartre, donc, moins on fume, plus c'est facile de tout enlever. Puis ça fait des économies etc. -Ouich... -Allez, on y va, on refait le bas et le haut la prochaine fois. Alors vous travaillez toujours en caisse? -Hon. -Vous travaillez plus? -Chi. -Rincez-vous." Le détartrage a pris un peu de temps, je levais la main non pas pour me rincer et cracher ma caillasse de calcaire mais pour répondre à ses questions et tailler une bavette très agréable pendant qu'Arnaud voulait devenir dentiste et assistant à la fois et que Nicolas accumulait la salive dans sa bouche et un gros tas de serviettes en papier dans ses bras. "Mais tu sais que tu peux avaler hein, c'est manger que je te déconseille, mais ta salive t'appartient, tu peux aussi jeter les serviettes, j'ai une poubelle. -Tiens, une serviette pour essuyer par terre, quand Nicolas a craché dans le lavabo, il en a foutu par terre. -Toi aussi je te signale! -Je peux finir votre maman?" Un dernier crachat calcaire, la section du filet de bave que je m'étais fabriqué entre le menton et le lavabo et me voici au compte-rendu au bureau. "Bon, Arnaud, tu continues de bien te brosser les dents aussi fort devant que derrière, tu as de super dents. Nicolas, on se revoit la prochaine fois pour arracher et soigner et maman pour faire le haut, mais vous avez tous de super dents, c'est très bien! A bientôt! Retour sur le zinc en PVC pour me délester d'une avance conséquente. Bien entendu, je ne suis pas inscrite sur la carte Vitale de Copilote, petit blanc dans l'organisation administrative, je tends ma mienne qui ne me sert plus et tout rentre dans l'ordre, avec un chèque de près de quatre-vingt Euros et une feuille de maladie à remplir à l'ancienne. "Vous vous rappelez comment on la remplit? -Bonne question, j'avoue qu'entre écrire à la main et remplir une feuille de soin, les deux sont un très lointain souvenir. -Ah... les mauvaises habitudes... -T'habites ici en fait? -Non, tu vois, j'ai pas de lit ni de cuisine, j'ai juste mon bureau et mon ordinateur. -Et des livres aussi, et toi, quand tu vas te faire arracher les dents, tu viens ici? -Oui, c'est bien pratique. -Et c'est marrant, ça sent toujours pareil chez le docteur, ça sent le docteur. Comme chez le coiffeur, ça sent toujours le coiffeur. -Si un jour, tu vas chez le coiffeur et que ça sent le docteur, méfie-toi. Et inversement. -Mahan, heu bav' -Tais-toi et avale! -Bon, je vous note pour le neuf avril, à la même heure qu'aujourd'hui, ça vous va? -Parfait! -Voilà, bon après-midi! -Au revoir l'assistante, à mercredi pas l'autre, mais l'autre! -Au rehoir... -Allez, au neuf!" Une fois tout le monde assis et attaché dans Troicencette, et alors que je foire royalement une simple marche arrière, Arnaud relance son moulinet à questions. "Alors c'est toujours comme ça chez le dentiste? Et comment ça se fait que les dents de lait ont pas de racines et qu'elles tiennent bien? Et pourquoi on a pas donné les dents de lait de Nicolas à la petite souris? Et pourquoi la dentiste elle les a gardées? -Parce que c'est elle qui les donne à la petite souris, c'est sa meilleure cliente. -Elle les collectionne les dents, la dentiste ou elle les vend? Et si elle les donne à la petite souris, où elle a mis les petites boites à dents? -Elles s'arrangent entre elles, elles font ça en douce. -Dans le placard de l'assistante? -Certainement. -Mahan, oublie pas d'aheuter du blanco, des heuilles simples, heu la cholle et des hylos verts et rouheu. -Bah tu vas pas rester dans la voiture non? -Et non, maman a dit qu'on allait bien se marrer dans le magasin à te faire baver. -Han han, hé marrant. -En tous cas, je vous félicite mes grands, vous avez été super courageux, vraiment cool, polis et tout et tout, sages etc." Et pendant que je nous conduisais vers la maison, je m'aperçois que malgré son excellente pédagogie, son extrême gentillesse et son professionnalisme, la dentiste n'a pas félicité mes enfants pour leur courage. Et je réalise qu'en fait, aujourd'hui, les enfants n'ont plus besoin d'être courageux ni héroïques face aux spécialistes que leurs parents redoutaient. Le matériel, les lieux et les progrès techniques ont évolué et la douleur est maîtrisée parfaitement. Ainsi, un enfant qui ne pleure pas n'est pas courageux, il n'a pas mal, tout simplement. Et même si je suis fière de ma progéniture, je ne pourrai pas vanter ce mérite à mes collègues, parents ou amis, car il n'est plus justifié. Même mes enfants ne se sont pas sentis extraordinairement vaillants, ils ne m'ont rien demandé en échange lors de notre visite au supermarché. Du coup, je me suis offert une Dolce Gusto.

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