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Antony and the Johnsons : un éloge du masochisme

Publié le 08 juillet 2012 par Routedenuit

Il est de ces concerts que l’on fantasme pendant des années, sans jamais oser penser qu’on les fera quelques temps plus tard. Celui de vendredi soir était incontestablement de ceux-là. Nous avions pris rendez-vous avec Antony Hegarty quelques mois plus tôt, alors qu’il avait annoncé sa venue à la fois à Pleyel, et aux Nuits de Fourvière. Plus de places à Pleyel, mais qu’importe, il fallait y aller. Les semaines précédant l’évènement, l’excitation n’avait pas vraiment cessé de grimper, comme si l’impensable allait enfin se produire. Et puis le jour J est arrivé. 

Après quelques heures de voiture, nous nous sommes assis dans le superbe théâtre romain de Fourvière. L’imposante structure de papier et d’aluminium, suspendue au dessus de la scène, se balançait au rythme d’un léger vent. Il faisait bon. Le concert affichait évidemment complet et l’on sentait une certaine fébrilité dans l’air. Comme si chacun était venu ici, sachant que quelque chose de très spécial allait nécessairement se passer. Il faut dire que la musique d’Antony and the Johnsons a ça de spécial qu’elle nous a tous plus ou moins accompagné, souvent dans les moment les moins évident de nos vies. On a tous une chanson de lui à laquelle on se réfère, une chanson qui draine instantanément l’angoisse, le stress, la douleur et la fatigue, une chanson qu’on écoute comme on prendrait un médicament.

Antony and the Johnsons : un éloge du masochisme

Les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon sont entrés en scène, vêtus de blanc. Après quelques secondes d’accordage, le silence s’est fait dans les gradins et Antony est entré, dans une espèce de grande toge noire de plusieurs épaisseurs. Le public l’a accueilli avec de longs applaudissements, jusqu’à ce que les premières notes de Rapture retentissent, et que déjà, nos estomac s’ébranlent. Ce mélange d’euphorie, d’adrénaline et d’émotion s’est transformé en un rire nerveux qui n’a duré que quelques secondes. Comme si il fallait trouver un moyen de faire face à ce qu’il allait nous proposer pendant les deux prochaines heures.

Le morceau s’est arrêté et les violons de Cripple and the Starfish ont pris le relais, l’orchestre de l’Opéra de Lyon apportant déjà une deuxième profondeur à la voix si spéciale d’Antony, souvent sur la brèche. Le concert n’avait pas commencé depuis dix minutes que beaucoup se frottaient déjà les yeux, qu’ils avaient humides. Mais c’était sans compter sur le premier vrai temps fort du concert, instigué par les accords de For Today I Am a Boy, un de ses morceaux les plus cultes tant il résume parfaitement l’oeuvre et le propos d’Antony : la contrainte du corps sur l’esprit, la femme enfermée dans le corps de l’homme, l’acidité du compromis entre l’être et le paraître.

À l’émotion s’est ajoutée la surprise quand il a commencé à entonner sa désormais célèbre reprise de Crazy in Love, de Beyoncé. Se sont ensuite succédés des morceaux comme Swanlights, Another World ou I Fell In Love With A Dead Boy, grâce auxquels il a fini de plonger le public dans une torpeur certes bouleversante, mais peut-être un peu encombrante. C’est à ce moment précis que l’on constate presque un décalage entre son interprétation, et la densité de l’émotion qu’il nous transmet. Pas à un seul moment Antony ne cille, ni n’est grave. Il sourit sereinement, apaisé. Les histoires qu’il raconte dans ses chansons sont déjà loin derrière lui, il transmet. Il délivre. En laissant chacun de nous se servir de cet héritage qui ne dit pas son nom.

Antony and the Johnsons : un éloge du masochisme

Point d’orgue du concert, You Are My Sister, un morceau qu’il a initialement enregistré avec Boy George. Une chanson bouleversante en forme de déclaration d’amitié, entre deux personnes qui ne se sont jamais senties à leur place dans ce monde, et qui tentent, par le biais de ces paroles, de construire un espace au sein duquel il n’y aurait pas de normalité. Un espace au sein duquel il n’y aurait que des trajectoires multiformes, des polarités individuelles, pas d’identités continues.

Le concert s’est achevé sur Hope There’s Someone en guise de rappel. Son titre le plus connu, peut-être le plus émouvant parce qu’il parle de sa mort, et de sa peur qu’il n’y ait personne pour s’occuper de lui quand il sera parti. Une chanson un peu plus universelle que les autres parce qu’elle touche à nos interrogations les plus taboues, celles auxquelles personne n’échappe.

On ressort de ce concert avec deux sentiments. Le premier c’est la torpeur, presque inévitable après 1h30 passées sur le registre de la mélancolie. Le second, c’est la satisfaction. La satisfaction d’avoir éprouvé une nouvelle fois les émotions associées à ces morceaux, et d’être en mesure d’évaluer la distance prise avec elles avec le temps. C’est peut-être cela finalement, la catharsis : le pari du masochisme.

Je repense alors à ce slogan que j’ai vu sur des t-shirts il y a quelques temps : “Sad songs make me feel happy”. Je crois que c’est souvent vrai, à cause de tout cela.



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