Magazine Journal intime

La Néonat (1)

Publié le 21 août 2012 par Mirabelle

Mon cher Victor,

Alors voilà, l'heure est venue de te raconter. Quoi donc ? La Néonat. Vu la moue que tu arbores, j'ai l'impression que cela ne t'inspire pas énormément ! Là n'est pas le coeur du problème. Où est-il alors ? Il faut trouver les mots justes pour évoquer ce qui touche l'intime, quelque part entre la peur et la douleur, tout en utilisant la distance que j'ai acquise aujourd'hui, trois mois et demi environ après notre sortie de "l'Enfer". "L'Enfer" ? Un peu grandiloquent non ? Oh, bien sûr, on peut me taxer d'exagération, mais comme le dit l'expression, il faut le vivre pour le croire ! Alors voilà...

J'ai accouché. En soi, l'accouchement s'est très bien passé. J'étais très surveillée. J'étais heureuse d'accoucher, aucune appréhension, rien du tout, j'étais même sur mon petit nuage : j'ai eu la chance d'accoucher par voie basse, ce qui n'est pas gagné en cas de prééclampsie, notamment à cause de ma tension trop élevée, mettant ma vie "en danger", et d'ailleurs, je ne suis pas passée bien loin de la césarienne. Oui, Victor, je sais ce que tu vas dire, cela semble grandiloquent là aussi mais je t'assure qu'on ne rigole pas dans ces cas-là : quand le gynécologue vous annonce très calmement, comme s'il parlait de l'état du ciel, qu'à 18 de tension il commence à exister de sérieux risques de convulsions pour la maman et que d'un coup on pense : "Oh mince, j'ai déjà 17...", on se met à prier non seulement pour le bébé mais pour soi aussi. Enfin bref. Passons. J'ai donc accouché. On a emmené A. tout de suite. On me l'a ramenée une dizaine de minutes plus tard, nous avons pu la voir très peu de temps, juste pour dire bonjour, dans une immense couveuse, appareillage obligatoire pour surveiller ses constantes et surtout sa température corporelle, qu'elle était encore incapable de réguler seule. A. était minuscule. Moi qui craignais d'avoir un petit bébé, ben là, évidemment, j'ai été servie, c'était un bébé miniature. 2 kg toute mouillée. Son petit bonnet de naissance était plus gros que sa tête. Elle avait des petits bras tout maigres. Elle dormait. Son père a dit : "Coucou A., c'est Papa !" : c'est quelque chose qu'il lui disait souvent pendant la grossesse, cela me faisait rire d'ailleurs car il employait toujours le même ton, et je m'amusais ensuite à l'imiter. Tiens-toi bien Victor, elle s'est réveillée et elle a regardé son père droit dans les yeux, de grands yeux perçants, immenses, très sombres, plein de curiosité, mon dieu qu'elle était intimidante, si petite et pourtant à cet instant c'est moi qui me suis sentie minuscule. Bref. C'est un beau souvenir, comme j'en ai peu de sa naissance, un beau souvenir très fugace, très rapide, parce qu'ensuite ils l'ont emmenée en néonatalogie. C'est le service où sont pris en charge les enfants prématurés (c'est à dire nés à moins de 37 sa). Je me souviens n'avoir pas réalisé ce soir-là, j'étais simplement soulagée qu'elle soit vivante, que je le sois aussi, merci les hormones qui m'ont laissée tranquille pour ce premier soir à la clinique.

On m'a accompagnée jusqu'à ma chambre (enfin plutôt Chéri a poussé le fauteuil roulant, j'étais dans leur immonde chemise bleue, nue là-dessous, je n'avais pas mangé, pas dormi depuis plus de vingt-quatre, je n'étais bien sûr pas lavée, et maintenant le fauteuil roulant mon dieu mon dieu !) et peu de temps après, A. était avec moi dans son énorme couveuse : tout semblait bien aller, elle commençait à réguler correctement sa température, c'était très bon signe, ses constantes étaient bonnes, on allait me la laisser pour la nuit. A cet instant, je nous ai vues à la maison avec son père, cinq jours plus tard. Erreur... On me l'a donnée dans les bras, je ne pouvais pas le faire moi-même à cause de tous ces fils qui la reliaient à l'appareil surveillant ses constantes, et j'ai eu pour instruction d'appeler le service de Néonat dès que je voudrais la remettre dans sa couveuse. J'ai le souvenir d'avoir eu très mal de ne pas pouvoir le faire moi-même, première des nombreuses douleurs et épreuves qui m'attendaient durant trois semaines. Heureusement, tu en ignorais tout... Tu as pu profiter d'elle pour votre première nuit ! Je l'ai gardée longtemps contre moi. Je lui ai chanté des chansons, elle s'est réveillée et m'a écoutée très attentivement en plongeant ses grands yeux noirs dans les miens, toujours cette sublime étincelle d'étonnement dans le regard, elle était là, au creux de mon coude, ses petites mains croisées sous son menton, et moi j'étais maladroite, timide, émue, fatiguée évidemment. Nous nous sommes endormies, elle dans sa couveuse (après qu'on soit venue la reposer dedans), moi dans le lit.

La couveuse était très lumineuse, et parfois je me réveillais en sursaut pendant la nuit, me demandant où j'étais, une sorte de monde parallèle sans doute, interloquée par cet imposant appareil près de mon lit, à l'intérieur duquel une petite créature toute frêle gesticulait, grognait de temps à autre, gémissait aussi, et pleurait souvent, et alors c'était la panique à bord, je ne pouvais rien faire seule, je devais appeler pour que l'on m'ouvre la petite vitre, qu'on me la donne, pour que je puisse la bercer comme n'importe quelle autre maman l'aurait fait. Et puis il fallait rappeler, encore, afin de la réinstaller dans sa couveuse. Là, tandis que je tenais A. tout doucement contre moi tout en essayant d'attraper le numéro de la Néonat, j'ai commencé à m'en vouloir. T'en vouloir ? Mais de quoi ? D'avoir besoin d'intermédiaire, de relais entre ma fille et moi. A m'en vouloir de n'avoir pas su la protéger, la garder dans mon ventre à l'abri le temps nécessaire. De ne pas avoir pu lui offrir autre chose, comme entrée dans la vie, que des fils à sa cheville, des électrodes sur sa poitrine et la chaleur artificielle d'une couveuse au lieu de celle, rassurante, de sa maman. Mais enfin Mirabelle, ce n'était pas ta faute, c'était celle de la maladie ! Oh, mais je le savais, Victor, je le savais, mais on avait beau me le dire, me le répéter, la culpabilité avait commencé son travail de sap, d'écrasement, dans le ventre, tout au fond, j'étais seule, désamparée, impuissante, et je ne voyais qu'A. et ses fils, sa couveuse, sa maigreur, ses petits grognements que je comprenais pas, et la honte, la honte qui m'étouffait, la honte de devoir appeler à l'aide pour m'occuper de ma fille, dans n'importe quel petit geste, aussi anodin soit-il. La honte de n'avoir pas le choix.


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