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Fred Sunday

Publié le 04 septembre 2012 par Ctrltab

Fred Sunday

Je ne me souviens plus si je l’ai tuée. Les années qui ont suivi en ont porté la conséquence. Mais, au bout du compte, j’ai oublié ce qui était réellement arrivé. « Aimez votre ombre comme vous-même », j’allais à ce cours d’hypnose et je me répétais cet axiome bizarre, absurde, qui me réconfortait.

Tout débute par des scènes d’enfance dans la forêt, notre forêt. Francesca me suit de près. Elle a une couronne de fleurs dans les cheveux , elle l’a tressée en m’attendant. Je rentre toujours un peu plus tard qu’elle de l’école et maman veut toujours que je prenne un goûter, espérant peut-être, encore une fois, que je ne file illico avec Francesca. Les deux F, c’est ainsi qu’on nous surnomme au village. Fred et Francesca. Nous nous confondons l’un l’autre. Je commence une phrase et Francesca la termine. Nous comparons souvent nos peaux, elles se ressemblent. Nacrées et constellées. Nous nous imaginons frère et sœur secrets. Et puis, quand nous pensons à nos frères et sœurs respectifs, nous préférerons rompre cette parenté imaginaire qui nous lie. J’aime Francesca. Mais je sais qu’un jour, dans ma mémoire, mes deux mains se sont serrées sur sa gorge et je l’ai vue devenir rouge écarlate. L’air lui manquait. J’ai éprouvé un étrange plaisir. Aussi âcre que le goût de son sexe quand parfois je la léchais. Elle aurait pu hurler, elle ne l’a pas fait. A la place, elle m’a regardé de ses grands yeux vitreux. J’ai su qu’il y aurait un avant et un après. Le reflet de Francesca. Mon reflet dans ses yeux. Il était une fois et il n’était pas une fois un garçon qui aimait une fille qui s’appelait Francesca. Nous avons continué notre routine. Francesca savait déjà. Elle avait deviné ce qui se passerait ensuite. Ce qui nous séparait. Elle a voulu devenir photographe. Pour mettre les choses à distance. Pour éloigner le jeu un peu plus d’elle. Pour se voir comme j’avais pu la voir, la désirer, morte, sous mon regard, entre mes doigts.

Les mains de Francesca, ses doigts longs, fins. J’aimais les contempler. Parfois je m’imagine sur elle, allongé. Elle a une robe rouge, entrouverte. Elle gît sous moi et je ne ressens que sérénité. Sur elle. Son souffle sous moi. Je ne l’écrase pas. Elle respire, elle se confond avec l’herbe haute qui nous accueille.

Nous avions découvert la maison hantée ensemble. Je ne sais plus lequel de nous deux l’a escaladée en premier et a découvert le passage pour y entrer. La maison était sur un étage, monté sur pilotis. Pas tout à fait vide. Quelques miroirs cassés. Une chaise. Une banquette déchirée. Des étagères. Une cheminée. C’est devenu notre territoire. Nous avons ramené des vêtements, des trésors. De quoi se bricoler un vrai foyer comme les deux petits vieux que nous n’étions pas encore. « Ici, on pourra faire des photos. Personne ne nous embêtera. Tu m’aideras ? » Elle voulait bien sûr dire des photos de nu. J’ai eu peur.

Pour Francesca, la photo signifiait dénuement. Se mettre à poil. Moi, bêtement, je ne voulais pas la prendre comme ça. Elle m’a chassé. Je suis revenu le lendemain.

Elle s’est déshabillée et a pris le couvercle d’une poubelle lisse : « Tu vas me prendre ainsi avec ce bouclier. » Je en savais pas de quoi, de qui elle cherchait ainsi à se protéger. Elle se tenait debout. Sans masque avec ce miroir de pacotille face à moi. Je réglais les ombres et la lumière autour d’elle. Tout cela allait trop vite. Je n’étais déjà plus dans le cadre de la photo. Hors champs. Il était trop tard.

Je suis rentré en pleurant.

A quel moment a-t-elle mis un bouclier entre nous ? Je n’ai pas vu quand elle m’a chassé de son territoire. Ce n’est pas une question d’hormones ni de passage de l’enfance à l’adolescence. C’est autre chose. C’est ce moment où disparaissent les ombres volantes que l’on voyait autrefois, enfant, à la tombée de la nuit quand on rentrait tard en voiture. On les ne voit plus ensuite. Ce passage-là. La fin de quelque chose. Ce quelque chose de simple et magique.


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