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T’es trop beau Fred

Publié le 18 septembre 2012 par Ctrltab

T’es trop beau Fred

- Ton problème, Fred, c’est que tu es trop beau. Vous ricanez, vous les autres, mais c’est un grave handicap pour un acteur. Ta beauté est trop lisse, elle n’accroche pas. Elle manque de défauts. Le spectateur n’a aucun appui sur lequel se reconnaître et se poser. Les premiers de la classe n’intéressent personne. Attention, ne te méprends pas sur mes propos. Je ne suis pas en train de te dire que tu es narcissique, que tu te regardes jouer. Non, c’est pire. C’est plus louche, plus froid. Tu ressembles à un figurant qu’on admire et qu’on oublie aussi vite. Tu bouges bien, tu respires bien, tu parles bien. Tu es le modèle parfait. MAIS… la vie est ailleurs. On ne te voit pas. Tu n’existes pas sur scène.

J‘ai serré les dents, j’ai serré mes poings, j’ai serré mes bras. Surtout, ne pas pleurer. J’avais pu observer les méthodes de Nina depuis ces trois derniers mois. Je subissais la dernière épreuve : la mise à mort. Elle a répété une dernière fois : « tu n’existes pas, Fred. »

Pendant l’estocade, il ne fallait surtout ni broncher ni bouger. Sinon, on risquait le carnage. Quelques uns avaient osé, ils n’en étaient pas revenus. Non, il fallait rester comme le taureau en plein centre, exposé devant tous, dans la lumière épuisante et offrir son échine pour que Nina y plantât son épée dans la partie la plus vulnérable.

Ce qu’elle disait alors était toujours juste. D’une vérité implacable. Le châtiment des Dieux. Pour Nina, il fallait mourir une première fois. Elle exigeait ce sacrifice. Les larmes me montaient aux yeux. Un tremblement s’est emparé de tout mon corps. Je restais debout. Honoré. Etonné. C’était donc déjà mon heure. Depuis mon entrée dans le cours de Nina, j’avais fait de rapides progrès. J’avais soif. Je m’emparais des outils qu’elle nous donnait. Avec fringale. Il fallait comprendre l’espace, anticiper celui des autres, lire leurs mouvements, retrouver la dynamique des mots d’un texte froid à travers un verbe chaud, acquérir les techniques pour assouplir son corps, sa voix, ses réflexes. Maîtriser toute cette mécanique demandait normalement du temps. Il fallait remonter le fil de la vie et en créer un neuf de ses mains propres. Avec pour seul renfort les bouts de ficelles des rideaux rouges et les spots de lumière. Je dévorais les étapes. Je retrouvais un territoire perdu dont j’avais été banni. Un sentiment de toute puissance me portait. J’étais le préféré de Nina. J’étais de nouveau moi. Je me trompais.

Une fois que le toréador a donné le coup final, un coup sec et précis, le taureau s’effondre. C’est la frappe chirurgicale. Une patte et puis l’autre, il salue son maître avant que la mort ne l’enlève. La foule rend triomphe à l’habile assassin. Ce jour-là, dans la salle de cour 236, ce fut différent. Personne n’a applaudi mais la cloche a sonné. Chacun a rangé ses affaires pour se rendre en classe, là où l’on apprenait les vraies matières, mathématiques et anglais. Moi, je ne suis resté sur scène, le regard planté dans celui de Nina. Humilié mais debout. Ce n’était pas par défi. Non, je ne pouvais plus mettre en branle le moindre membre ni articulé le moindre son. Cliquetis des cartables que l’on ferme, ricanements, brouhaha, chaises que l’on pousse et puis rien, le silence. Nous étions seuls, Nina et moi, face à face. J’avais besoin d’elle pour, de nouveau, respirer. Elle le savait. Depuis trois mois, je m’étais entièrement remis à ses mains. Elle a dit :

- Si les mots sont le souffle et le souffle la vie, jamais de ma vie je ne soufflerai mot de ce que tu m’as dit. Shakespeare. C’est parce que tu es capable d’entendre tout cela que je te l’ai dit, Fred. Maintenant que nous sommes entre nous tu vas me dire ce que tu fais là. Sur scène.

- Rien.

- C’est déjà un meilleur début. Mais encore ? Laisse-moi te raconter une histoire. Au commencement, il y a un mur blanc, banal, un peu laid, traversé par un tuyau de plomberie et un autre fil électrique qui descend jusqu’à un interrupteur. La lumière de l’extérieur éclaire peu à peu ce mur. C’est le réel, bête et froid. Une fille entre et commence à bouger. On ne la distingue pas vraiment. L’œil perçoit davantage son mouvement. Puis, la fille s’écroule au pied du mur, dans un coin. Elle s’y crée une niche imaginaire. Pause. Tu la vois ? Oui. Attention, elle se redresse déjà et saute sur place. La pièce s’agrandit. Un autre mur latéral apparaît. Mais on ne regarde déjà plus les murs, on regarde la fille. Le réceptacle n’a déjà plus d’importance. Elle créé un cadre autour d’elle. Une nouvelle scène. Issue de son corps. Comme ça, du bout des doigts. Son geste a le même effet que les paroles magiques que l’on prononce enfant : « et si l’on disait que ? » Ca marche. Pour elle comme pour nous. Elle saute dans le carré vide et ressort. Elle le contourne et danse avec. Elle l’anime. C’est aussi simple que cela, Fred. Tu n’as encore rien fait, rien commencé. Tu es un bloc, compact, impénétrable. Tu te rappelles ta première entrée ici ? Tu étais hypnotisé par le ballet de tes camarades transformés en électrons libres. C’est ce qui te manque Fred : le vide. C’est tout. Je suis sûre que tu l’as en toi. Moi, je le vois, il me saute à la figure. Seulement tu le bouches, tu le combles, tu l’étouffes. Tu t’étouffes. Maintenant, tu peux pleurer et me dire pourquoi tu es là.

J’ai juste réussi à prononcer un mot : Francesca. Il ne faut pas trop demander à un taureau qui vient de mourir. Nina m’a pris dans ses bras, je me suis effondré. Les lois de la physique venaient de m’être révélées. J’étais composé d’air entre lesquels circulaient des atomes. Désormais, j’avancerais sur le plateau avec mon trou dans la poitrine. Béant.


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