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4 octobre | Gogol, Journal d’un fou

Publié le 04 octobre 2012 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Nicolas gogol
Image, G.AdC 4 octobre


  Nous sommes mercredi et c’est pourquoi j’étais dans le bureau de notre directeur.
  J’avais fait exprès d’arriver à l’avance. Je me suis installé et j’ai taillé toutes les plumes. Notre directeur doit être un homme très intelligent. Son bureau est entièrement meublé d’armoires pleines de livres. J’ai lu les titres de quelques-uns d’entre eux : rien que des choses érudites, si érudites que nous autres ne pouvons aucunement y accéder : tout en français ou en allemand. Et quand on regarde son expression, oh ! là là ! quelle gravité rayonne dans ses yeux ! je ne l’ai jamais encore entendu prononcer une parole inutile. C’est à peine si, quand on lui présente des documents à signer, il me demande :
  — Quel temps fait-il dehors ?
  — Humide, Votre Excellence !
  Ouais, il n’est pas de la même étoffe que nous autres ! Lui, c’est un politique. Cependant je remarque qu’il me distingue. Et si seulement sa fille aussi… Ça, c’est de la polissonnerie !... Rien, chut, silence !
   Lu L’Abeille1. Sont-ils bêtes, ces Français ! Et alors, qu’est-ce qu’ils veulent ? Moi, franchement, je te les fesserais tous avec des verges ! J’y ai lu aussi une description d’un bal, fort charmante, sous la plume d’un châtelain de Koursk. Les châtelains de Koursk ont du talent. Ensuite j’ai remarqué que la demie d’une heure avait déjà sonné et que le patron n’était pas encore sorti de sa chambre. Mais, vers une heure et demie, un événement s’est produit, qu’aucune plume ne saurait décrire. La porte s’est ouverte, j’ai cru que c’était le directeur et j’ai bondi de ma chaise avec mes papiers : or, c’était elle, elle-même, en chair et en os ! Oh ! mes aïeux, comme elle était vêtue ! Elle avait une robe blanche comme un cygne. Et d’un luxe ! Et quel regard : un soleil, parole d’honneur, un soleil ! Elle s’est inclinée et elle a prononcé :
  — Papa n’est pas passé ?
  — Oh ! là là ! Aïe aïe aïe ! Quelle voix ! Un canari, un vrai canari !
  « Votre Excellence, ai-je voulu répondre, ne me faites pas châtier, ou alors, châtié pour châtié, que ce soit de votre petite main de fille de général. »
  Mais, le diable m’emporte, la langue m’a fourché et je n’ai pu proférer que :
  — Non, mademoiselle.
  Elle m’a jeté un regard, un autre aux livres, et elle a laissé tomber son mouchoir. Je me suis précipité à toute brindezingue, j’ai glissé sur le maudit parquet, j’ai failli me casser le nez, mais j’ai tout de même réussi à rester debout et je lui ai ramassé son mouchoir. Bonté divine ! Quel mouchoir ! De la batiste la plus fine ! Un parfum d’ambre, de l’ambre, pas autre chose, fleurant à plein nez la fille de général. Elle m’a remercié et souri imperceptiblement, si bien que ses lèvres de sucre candi ont à peine frémi ; après quoi, elle est partie. Je suis encore resté là une heure, quand soudain un valet est entré et m’a dit :
  — Rentrez donc chez vous, Aksenty Ivanovitch. Monsieur est déjà sorti.
  Je ne supporte pas la valetaille : ça reste vautré dans le vestibule et ça ne vous fait même pas un signe de tête. Qui plus est, une fois, un de ces coquins s’est permis, sans bouger de sa place, de me proposer du tabac. Mais sais-tu, croquant stupide que tu es, que je suis fonctionnaire et de noble extraction ? Enfin, j’ai pris mon chapeau et j’ai enfilé moi-même mon pardessus —  ces messieurs-là ne vous aident jamais — et je suis sorti.
  Chez moi, resté couché sur mon lit la plupart du temps. Puis recopié une très jolie poésie :


  N’ayant pas vu ma bien-aimée
  Une heure qui vaut une année,
  J’ai pris en haine l’existence :
  À quoi bon vivre donc, je pense.


  Cela doit être un poème de Pouchkine2. Le soir, m’étant emmitouflé dans mon pardessus, je suis allé me poster devant la maison de la demoiselle et j’ai attendu longtemps avant d’apercevoir Son Excellence3 encore une fois, au cas où elle serait sortie pour monter en calèche, mais non, elle n’est pas sortie.


Gogol, Journal d’un fou in Nouvelles de Pétersbourg, Le Livre de Poche classique, Librairie Générale Française, 1998, pp. 259-260-261. Édition de Jean-Louis Backès et Sylvie Thorel-Cailleteau. Traductions de Jean-Louis Backès, Bernard Kreise et Vladimir Volkoff.


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1. L’Abeille du Nord quotidien. Le « châtelain de Koursk » est un pseudonyme habituel de Boulgarine, rédacteur du journal. Koursk est une ville située à près de 600 kilomètres au sud de Moscou, symbole de la province profonde.
2. Non, mais de Nikolev (1758-1815), poète nettement plus ancien et quelque peu oublié.
3. Son Excellence est la demoiselle. Le russe permet de le préciser, comme le ferait l’anglais « her Excellency ».


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