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Bal tragique à la Bastoche : épisode 4

Publié le 19 octobre 2012 par Mazet

Bal tragique à la Bastoche

Episode 4

Laplume au prétoire

Laplume ne pouvait se désintéresser du procès de madame Caillaux. Lorsque le 21 juillet, s’ouvrit le procès d’Henriette, il faisait partie de la troupe d’une centaine de journalistes autorisée à y assister. La veille, elle avait été transférée de Saint-Lazare à la Conciergerie. Ironie du sort, elle occupait la cellule voisine de celle qu’avait occupée Marie-Antoinette. Son transfert avait donné lieu à un déploiement extraordinaire de forces de l’ordre sur le boulevard Magenta et dans le faubourg Saint-Denis. Les pros et les anti-Caillaux s’affrontaient par journaux interposés. Le gouvernement n’avait pas envie de voir cet antagonisme gagner la voie publique. Au tribunal, deux ténors du barreau allaient s’affronter. Maitre Chenu, un petit rouquin au teint vite enflammé, à qui il ne manquait que la crête pour qu’il ressemblât à un coq dressé sur ses ergots. Maitre Labori assurait la défense. Colosse à la moustache et à la barbe grisonnante, il avait conquis ses titres de gloire en défendant Zola lors de son procès en diffamation et Dreyfus devant le conseil de guerre. Émile avait prévenu son irascible rédacteur en chef. Pas question de servir de porte-plume à ces deux bêtes du barreau, la plupart des plumitifs parisiens en étaient capables. Il était là pour comprendre l’itinéraire tragique d’Henriette. Il connaissait la victime. Gaston Calmette ne passait pas, dans le milieu, pour un parangon de vertu. Cependant, il connaissait les limites du métier. Émile ne le voyait pas aller plus loin dans la publication de la correspondance entre Henriette et celui qui n’était pas encore son mari. Toutefois, il restait ébahi par la violence de la campagne anti Caillaux. Il est vrai que l’homme avait de quoi attiser les haines. Grand bourgeois, fortuné, il est pourtant radical-socialiste et partisan de l’impôt sur le revenu. Avec les tensions qui montaient en Europe, sa germanophilie aggravait son cas, aussi bien à droite qu’à gauche. Bref, Caillaux faisait plus qu’agacer. On entama les débats avec l’interrogatoire d’Henriette. Malgré le maquillage, son visage douloureux trahit la dureté des épreuves endurées. Elle parle avec mesure et dignité de son calvaire. Son éducation, sous la férule d’un père très strict ne l’avait pas préparée à vivre une vie d’amants clandestins. Sa voix devient presque inaudible quand elle raconte son humiliation lorsque la légitime madame Caillaux a découvert leur correspondance. Elle a été immédiatement convaincue qu’elle s’en servirait, un jour contre Joseph. À cause de cette histoire, ils sont restés longtemps séparés. Elle s’est sentie rassurée lorsqu’un ami lui a affirmé avoir vu Berthe Gueydan[1] détruire la correspondance maudite.  Cependant le calme ne dura pas et la campagne contre Caillaux repartit de plus belle.

- En quatre-vingt-quinze jours, j’ai compté cent trente-huit articles contre mon mari. Comme la campagne s’intensifiait, nous avons très vite pensé que madame Gueydan avait fait photographier les lettres avant de les détruire. D’ailleurs, deux autres directeurs de journaux s’étaient vus offrir les clichés, qu’ils avaient tous deux refusés.

Pendant trois heures, madame Caillaux parle, parle… Le président ne l’interrompt que de rares fois pour lui demander d’éclairer tel ou tel point. Elle dit sa terreur, ses insomnies déchiraient son mari. Même s’il affectait de prendre à la légère les articles du Figaro, elle avait deviné combien il souffrait de ne pouvoir mieux la protéger. Femme de devoir, elle avait compris qu’elle devait desserrer l’étau qui les étreignait. Quand le seize mars, il lui a annoncé son intention de « casser la gueule » à Calmette, elle a compris qu’il n’en pouvait plus. Pour lui éviter le geste irréparable qui l’écarterait, à tout jamais, des affaires, elle a décidé de se rendre avant lui rue Drouot et d’effrayer le tourmenteur afin qu’il cesse son entreprise de démolition. Chez Gastine-Rainette, elle a choisi une arme, un pistolet automatique. Elle n’a tiré qu’une fois, en direction du sol. Les autres balles ont suivi sans qu’elle appuie sur la gâchette. Elle ne l’a pas voulu, elle éprouve une peine immense. Elle regrette, du fond du cœur, la mort accidentelle d’un homme qui les a fait pourtant cruellement souffrir. Le souvenir du seize mars est pesant, mais de ce drame, elle ne se sent pas responsable. Lorsqu’elle met fin à son long monologue, pas un murmure ne s’élève de la salle. Émile observe le public. Le visage de la plupart de ses confrères est marqué par la surprise. Où est passée l’arrogante madame Caillaux qu’ils décrivaient hier ? Est-ce cette petite femme qui semble porter le poids du péché originel ? Avant de sortir, tous attendent qu’elle ait quitté le prétoire. C’est dans la cour que les langues se délient. Émile se retrouve au milieu d’un groupe dans lequel les discussions sont vives. Pour les uns, Henriette est une grande actrice, son témoignage n’est qu’une comédie pour échapper au pire. Pour les autres, elle était une femme atteinte dans sa chair qui s’était épanchée sans aucune retenue. Laplume se garde bien de prendre parti, il oscille entre les deux convictions. D’ailleurs, quelle importance ? Ce qu’il voit dans cette affaire, ce sont deux vies brisées. Il lui est impossible d’imaginer qu’Henriette n’ait pas agi de son propre chef. Ce sont bien l’exaspération et le désespoir qui l’ont conduit au tribunal. Bien sûr, Calmette est la victime ! Mais, il paye la violence des attaques sur la personne de Joseph Caillaux. Cependant, n’est-il pas l’instrument d’un complot plus vaste ? Emile ne pouvait envisager que Calmette ait décidé d’agir seul. Un petit groupe de politiciens, de tout bord, s’était donné pour but d’abattre Caillaux. Il avait de quoi nourrir son article du lendemain



[1] Nom de la première épouse de Joseph Caillaux


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