Magazine Nouvelles

Anne Serre, Petite table, sois mise !

Publié le 15 novembre 2012 par Angèle Paoli

Anne Serre, Petite table, sois mise !,
Éditions Verdier, 2012.

Lecture d’Angèle Paoli

« VIVRE C’EST CELA ! »


  Envie d’écrire un billet sur ce petit opus d’à peine soixante pages. Un petit livre détonnant délicieux décapant. Tellement inattendu ! En un mot : jubilatoire ! Qui se lit tout d’une traite ! Mais où donc Anne Serre est-elle allée chercher l’histoire de la Petite table, sois mise ! ? Dans un conte des frères Grimm assurément, puisque c’est à eux que l’auteure de ce récit emprunte le titre. Mais il faut un sang-froid incroyable pour oser cette fable (autobiographique ?), impérative et licencieuse, qui n’est pourtant nullement une apologie des pratiques dont il est fait le récit !


  Volcanique et bref, comme certaines éruptions, le récit (un conte pour enfant à ne pas mettre entre toutes les mains ?) met en scène une famille aux mœurs très particulières. La pratique de l’inceste est ici un mode d’être. Quotidienne, permanente, elle est fête des sens. Entre le père et ses trois filles, les filles et leur mère ― l’insatiable Marianne ― toujours en demande de caresses et de caresses : « Viens, disait-elle, je brûle tant ! » Et chacune des trois sœurs (parfois seulement l’une ou l’autre d’entre elles) de « la chatouiller, la mordiller, la frotter, la pincer, la lécher… » Le petit cénacle érotique reçoit aussi quelques habitués, hommes et femmes. Marjorie Higgins, le docteur Mars- un bon allié celui-là ― mais aussi Pierre Peloup, Myriam de Choiseul, les frères Vinssé… Chacun a ses préférences ou sa préférée mais nul n’est tenu à l’écart ni délaissé. L’impudeur est totale. La mère est en permanence nue, exhibant sans honte aucune sa toison qu’elle peigne et huile avec soin, sa chair offerte et assoiffée ; et le père ne sort que travesti en fille ! À partir de l’âge de dix ans, la mère convie sa fille (la narratrice) à partager ses agapes avec ses invités. Et à s’initier à des jeux plus poussés. Drôle de famille, qui n’a d’autres lois que les siennes. Le mal ? L’interdit ? L’inceste ? La pédophilie ? Nul n’en a cure même si plane parfois, venu de l’extérieur, le danger de l’interdit. Nul n’en a vraiment conscience. La mère « croyait que vivre, c’était cela ». « Et qui prétendra qu’elle avait tort » ? reprend la narratrice : « Le corps que nous formions avec nos parents et leurs amis était si compact, la circulation qui existait entre nous si lumineuse, si ordonnée, que les propos de l’assistance paraissaient se heurter à une paroi lisse, bombée et douce : elle ne savait comment la percer. »


  Tout ce joli monde vit dans la joie des petits culs offerts, de la chair tendre visitée et revisitée, plusieurs fois par jour, tantôt avec l’un ou avec l’autre, tantôt en triades, voire davantage. Et quand les « libérateurs » de désir viennent à manquer, le désarroi gagne. La folie s’empare des tigresses, jusqu’à ce qu’assouvissement s’ensuive. Partout dans la maison de la rue Alban-Berg règne un gentil désordre.


  Et la table ? Elle donne son titre à ce petit roman. Mais encore ? Elle trône dans la salle à manger, astiquée, rutilante, un vrai miroir ! Un « disque luisant » où viennent se pâmer la mère offerte à ses visiteurs, les filles offertes au père à la mère aux visiteurs. Tout le monde s’y mire tour à tour ! Et y jouit, sans entrave. Bien des années plus tard, alors que la narratrice revient sur les lieux de son enfance, elle évoque son rapport quasi médiumnique à la table, regrettant que les autres ne lui aient pas accordé l’importance qu’elle aurait dû avoir pour eux :


  « Pourquoi faut-il qu’autour de moi tant de gens soient devenus fous ? Ne pouvaient-ils, comme moi, s’en tenir à la merveilleuse table au disque luisant où se reflète notre histoire, interroger cette table, la faire parler, la faire danser ? Pourquoi l’ont-ils négligée ? N’était-il pas évident, pour eux comme pour moi, que c’était ce lac et son eau noire qui nous sauveraient, à condition de les scruter ? Ce lac fut-il un puits sans fond pour tous ceux qui se perdirent par la suite ? Ai-je, davantage qu’eux tous, aimé ce qui s’y reflétait ? »


  En attendant, tout est bel et bien huilé. Jusqu’au jour où la belle harmonie est mise en péril à l’annonce d’une visiteuse qui vient enquêter sur la famille. Des bruits courent. Il se passe des choses illicites. Quelqu’un a dû parler (oserai-je l’expression un peu crue « vendre la mèche » ?), mais nul ne sait qui. Une certaine inquiétude pèse sur la maisonnée. Mais lorsque l’assistante sociale fait son entrée, tout le monde est habillé, rien ne transparaît des dysfonctionnements familiaux. L’assistante repart bredouille, sans avoir rien trouvé d’anormal. Pourtant, quelque chose a changé depuis cette visite inopportune. On reçoit moins les habitués. On tente de se calmer un peu, d’être plus discret. La mère s’habille un peu plus, le père se travestit un peu moins, ou du moins attend quelques rues supplémentaires pour le faire. L’abstinence est de rigueur. La vie devient monotone, insipide presque, alanguie. Rien n’est plus comme avant.


  Soudain le monde bascule. La première partie du récit (14 chapitres en tout) s’achève et avec elle l’enfance heureuse et une forme de bonheur. À quinze ans, la narratrice quitte la maison. Parce qu’elle se sent prête. Le récit se poursuit. Commence pour la jeune fille une vie d’errance et de rencontres. Mais, peut-être rassasiée par la plénitude de sa vie antérieure, elle s’en tient à l’abstinence. Lecture et écriture tiennent désormais une place majeure dans la reconstruction de sa personnalité. Sur le lac Majeur, à Pallanza où elle séjourne, la contemplation des eaux du lac la renvoient au « disque luisant » de la table de son enfance dont le souvenir continue de l’habiter. C’est là dans le mystère de la surface lisse et profonde, qu’elle décrypte les arcanes de sa vie de jadis, au temps où tous ensemble, ils partageaient les plaisirs de la table magique.


  Scandaleux, cet opuscule ? Pour certains, sans doute ; mais quand la littérature s’en mêle, le regard change. Et la vie se change en œuvre d’art.


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Retour à La Une de Logo Paperblog