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Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El d’où

Publié le 19 novembre 2012 par Angèle Paoli
Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d’El d’où,
Éditions Corti, 2012.


Lecture d’Angèle Paoli

PORTRAIT DE  CAROLINE SAGOT DUVAUROUX
Image, G.AdC

UNE VOIX, DU PROFOND DU THYMOS


  Ouvrir un livre de Caroline Sagot Duvauroux, c’est se lancer à la rencontre d’une énigme, accepter de « se délivrer de l’étreinte du logos ». Accepter de s’affronter à la multiplicité des formes, des équations déroutantes, des inventions et bifurcations que prend le texte en cours de lecture. Accepter de se laisser dérouter, porter et déporter. Déconcerter.


Énigme ? Le titre, Le Livre d’El d’où, n’en est-il pas une à lui seul ? Musical ― s’agit-il d’une chanson enfantine, d’un jeu d’onomatopées bondissantes d’un Dé à l’autre ? ― D’El/D’où ―, ce titre est grammaticalement inclassable : s’agit-il d’une affirmation ou au contraire d’une interrogation ? Qui est El, se demande le lecteur ? Est-il une nouvelle épiphanie ? Semblable à celle de ce Dieu caché dans le prénom Emmanuel ou dans celui des archanges Michel et Gabriel ? Est-ce un livre d’inspiration divine, dans la lignée du Livre d’Ezéchiel ? Un prolongement du Livre d’Isaïe ? Ou peut-être de celui de Judith ou de Ruth ? D’où vient El ? D’où vient-elle ? Elle, Caroline Sagot Duvauroux ?


À feuilleter les pages du livre, on s’aperçoit qu’il est conçu tout d’une traite, sans sections internes qui en ralentiraient la marche, en déstructureraient le rythme, en briseraient le souffle ou en affaibliraient le « thymos ». C’est qu’avec Caroline Sagot Duvauroux, on se trouve en effet dans le souffle. Sa phrase suit à l’écrit la même force que sa parole. Pythique. Rien n’arrête la houle des mots, si ce n’est la ponctuation particulière qui anime les pages, ouvrant sur d’autres perspectives, d’autres traverses et d’autres vagabondages de lecture. Toute une mosaïque de signes ― pyramides de points et virgules, irruption de croches et de silences, sans parler des signes isolés comme « , y ! » ― ponctue la surface de la page et crypte le texte. Différents pavés de textes ayant leur typographie spécifique, bribes grammaticales, listes de conjonctions, locutions, prépositions, amorces d’alexandrins raciniens ― « sans que de tout le jour » ―, diversement espacés, isolant bien les paragraphes, jouent leur propre partition. Certaines expressions sont composées en douces lignes ondulées (« entre l’Afrique et l’Andalousie », p. 155) ; des clapotis de mots hésitants, onomatopéiques, cherchent leur origine lointaine dans les terres arides et aimées du « causse millénaire ». Une réflexion sur la mise en espace dans le périmètre de la page, sur son animation en dehors des mots, préside à l’écriture. Texte pictogramme, texte cryptogramme.


Dédié à une mystérieuse équivalence : « à = toi », Le Livre d’El d’où s’ouvre sur le pictogramme « d’où », ― que l’on pourrait lire « j’ai » (en raison d’une transcription hésitante ou maladroite). Les premières lignes de l’incipit du récit (ou du poème ? Caroline Sagot Duvauroux n’en est pas elle-même très sûre) livrent la réponse quant à l’énigme posée par ce titre : du tatouage porté sur l’avant-bras gauche de M. naît Le Livre d’El, El, syllabe finale du prénom MichEl.


Caroline Sagot Duvauroux ancre à Tanger [résidence cipM, en collaboration avec l’Institut français Tanger/Tétouan, septembre-octobre 2011] le point de départ de l’écriture de son dernier ouvrage, « un an après la mort de celui qui incarna » pour elle « la force et la faiblesse d’amour, j’ai d’où, c’est lui. » Tout ce que possède désormais la poète tient dans ce signe « sésame », et c’est à partir de ce signe qu’elle se lance à la recherche d’El, de sa voix et de leur histoire, même si, comme elle le confie :


« Il faut du temps pour qu’une voix lève d’une
autre voix qui est sienne pourtant ».


En amont du Livre d’El, un autre livre, Le Buffre (Barre parallèle, 2010), consacré au pays dans lequel s’origine l’écriture, lieu-dit « battu par les vents », sur le Causse Méjan, auquel se raccroche le travail des femmes. De lui à elle ; d’Elle à El, le lien se tisse du Buffre au Livre d’El :


« Tanger. J’y suis. Programme de bulbe : dessiccation des feuilles mortes, poche à poussière, sac à dos vissé par l’œil à l’Espagne des châteaux d’autres. Sur la montagne après la mer on voit deux lacs ― verts ― fixes ― dans un paysage de mâchoires. Je dirai les visages aux abords du Buffre. Celui d’après cueillette quand le vent résonne au beffroi. » Beffroi, buffre ? Un même mot pour dire la « langue védique » du vent.


Et, quelques pages en amont :


« D’où annonce le livre d’El que le buffre tient relié par ses ruptures à la besogne d’un qui est moi. Ni plus ni moins. » Et la poète de définir en quelques mots, liée à la rencontre de sa vie, l’entreprise qui est la sienne : « Un jour, un homme, la terre, le monde, et raconter. »


Amour et mort, ― « cette rengaine » contre laquelle Caroline Sagot Duvauroux se rebiffe ―, Le Livre d’El est né de cette blessure, prolonge par l’écriture l’être ensemble de l’un avec l’autre. De baie en baie, comme « par défaut », le livre se construit, qui mêle tout le désordre du présent du passé dans la même métaphore inventive :


  « D’où :


     Buffres, bulbes, baies et baies, la douleur est
      akène. Ai-je dépassé par inadvertance la
     lettre A[nseaume] ? Non, je la retrouve indéhiscente,
     petite drupe roule encore, veux-tu, du ficus
     jusqu’à !


d’où :


et


                                                                                    par inadvertance


non encore



jusqu’à



                                                      oui t’appartient »



Jusqu’au moment d’achèvement du livre, ainsi défini : « Mon année dans la baie de personne. » D’ailleurs, « quel intérêt de raconter tout ça », s’interroge la poète, perdue dans le « piétinement effaré » de ce qui ne parvient pas à se dire ?


Pourtant, le livre d’où poursuit son aventure, poussé par la nécessité d’assembler, de rabouter une forme à une autre, de pousser plus avant le geste et la voix. « Comment dire ? Cela crie mais ne dit plus rien », écrit Bernard Noël que Caroline Sagot Duvauroux cite en exergue de son ouvrage. Derrière le maître, sous son égide, la poète cherche. Elle égrène sur la page des mots vides de sens – comme jamais / jusqu’à / pourtant / ou bien… –, par respect pour tous ceux qui croient « qu’entre les conjonctions du récit, des choses pouvaient se dire ». Elle prélève dans le texte principal des mots qu’elle dépose sur la page en regard, écho affaibli, « matériaux » épars, disséminés par la tempête du dire.


Chemin faisant, la poète fait appel à d’autres « bulles », tracte derrière elle d’autres histoires ou d’autres moments de la même histoire, s’abandonne à ses doutes, replace El au centre, langue de douleur et de désespoir :


« C’est tout qui manque. Je ne peux franchir la chose derrière quoi tout se cache. »


Avec le retour à Crest, la langue s’enivre de son mystère. La poésie s’élance qui gagne en fureur et en fulgurances.


« Chaque souffle invente une forme qui en épouse une autre pour les mille et unes nuits de l’oiselle. Au palais des quatre vents chaque histoire invente une autre histoire. »


Illusoire et trompeuse, la phrase est au cœur de la traque. S’égarant dans ses propres bifurcations, elle s’enroule sur elle-même, semeuse de tant de sens épars qu’il lui faut chercher « sur les terres battues de vent, le silence qui la défera de phrase »… La phrase devient être à part entière, « elle court et s’emballe », pareille à El, « tension vers », « corps accueillant » le cœur de l’âme. « Core soul ».


Quant à El, tour à tour prince, torero, champion de tennis (« Game Nadal »), El, le héros, l’unique, le pirate devient El Buffre, parfaite symbiose avec le paysage aimé du Causse. Dans ses moments de pure incandescence, Caroline Sagot Duvauroux se lance dans des conversations-dialogues entre El, le torero velu au tatouage d’où qui accueille en lui le taureau, et Elle, la rainette verte. Une voix de gorge sourd alors du profond du thymos. Une voix où être, une fois que le terrible a eu lieu, dans la survivance du prince vaincu. C’est là, dans l’ampleur de ces admirables échanges, que le texte atteint sa plus émouvante beauté.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Caroline Sagot Duvauroux, Le Livre d'El d'où, José Corti, 2012.


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NOTE d’AP : D’où, premier volet du Livre d’El, est sorti en librairie le 8 novembre 2012. D’où est le septième volume de Caroline Sagot Duvauroux publié chez Corti.



CAROLINE SAGOT DUVAUROUX

Caroline Sagot Duvauroux 2


■ Caroline Sagot Duvauroux
sur Terres de femmes

[La poésie ne traduit pas] (extrait du Livre d’El d’où)
→ (dans la galerie Visages de femmes) Le silence serait-il l’enjeu de la parole ? (un autre extrait du Livre d’El d’où)
→ Caroline Sagot Duvauroux, Le Buffre (lecture de Tristan Hordé)
→ [Je dissone] (extrait de L’Herbe écrit)
→ Mais avant (extrait du Buffre)
Le Vent chaule (lecture d’AP)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur le site José Corti) la page consacrée au Livre d’El d’où, de Caroline Sagot Duvauroux
→ (sur remue.net) « L’intime dehors » (une conversation du 23 août 2012 avec Caroline Sagot Duvauroux)
→ (sur le site de France Culture) Jean-Louis Giovannoni et Gisèle Berkman s’entretiennent avec la poète Caroline Sagot Duvauroux (La poésie, pour quoi faire, séminaire de la mél, émission du 20 avril 2011)



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