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Javotte

Publié le 22 novembre 2012 par Urobepi

Javotte

— Bon, aujourd’hui j’ai une petite question quiz pour vous. Qui peut me dire quel était le prénom des méchantes demi-sœurs de Cendrillon dans le film de Disney? Je prends les premières mains levées.

— En arrière, vous dites? « L’une s’appelait Anaximandre »? D’abord, Anaximandre c’est pas une fille, c’est un garçon et puis, le gars était un philosophe grec et il est mort il y a près de 2600 ans.

—  Comment? « Le dude, il était peut-être méchant »? Eh oui, il était peut-être méchant. On sait pas. Mais le fait d’être « méchant » ne fait pas automatiquement de nous une demi-soeur de Cendrillon. On est d’accord? Allez, taisez-vous.

— Bon, les autres, je vais vous aider un peu, sinon on sera encore là demain. La première s’appelait Anastasie. Et la deuxième, elle s’appelait? elle s’appelait JJJJJJJ?…, Jaaaaaaaa?…, Javvvvvvv?… Javotte. Et devinez quoi? le titre du livre dont nous allons parler aujourd’hui est justement « Javotte ». C’est pas merveilleux ça? Allez, collez tous une image de Transformer dans votre cahier (sauf le dude au fond) et on enchaîne.

Donc, c’est bien d’un univers de conte de fées qu’il s’agit? Pas du tout. Ce serait plutôt le contraire. La vie n’est pas tendre pour notre anti-héroïne. Son père lui est enlevé dès le début de l’histoire, victime d’un stupide accident d’auto. Sa sœur est navrante de bêtise et sa mère ne lui adresse presque plus la parole. Quant aux camardes d’école, n’en parlons pas. D’accord, il y a bien un bal à la fin de l’histoire mais l’univers que met en scène de Simon Boulerice n’a rien à voir celui avec celui qui a imprégné notre imaginaire d’enfant. Il propose plutôt une vision sans fard des affres de l’adolescence. Car Javotte n’est pas belle, du moins certainement pas comme cette sotte de Carolanne, la coqueluche de son école. Elle a de grands pieds, le cou tordu, un appareil dentaire. Bref, elle est mal dans sa peau comme on peut l’être à l’adolescence. Mais, contrairement à son entourage qui nous paraît assez fade, elle a de l’imagination à revendre notre amie. Elle sait inventer avec une facilité déconcertante des histoires rocambolesques dont elle étourdit sa sœur Anastasie.

Je désigne des endroits et j’invente.
Devant un trottoir.
« Ici, en 1979, une femme est morte. Eva Cyr, qu’elle s’appelait, Elle était pharmacienne. Elle allait porter des médicaments à une vieille dame quand une voiture l’a frappée. Elle est morte juste ici. Le conducteur était ivre. Il écoutait la chanson Perfect Day de Lou Reed, ironiquement la chanson préférée d’Eva, la pharmacienne. Au moins elle est morte en écoutant quelque chose de beau. Quand la voiture a roulé sur la tête d’Eva, ça aurait fait un craquement pareil à un flacon de pilules qui craque, sous le poids d’un pied. » (p. 34)

Javotte, c’est aussi une battante qui sait compenser les mesquineries dont elle est l’objet par des réparties acides. Il faut lire sa lettre finale à la si paaaaaaarfaite et si adulée Carolanne. Du vitriol, je vous dis. Pour éviter de vous y brûler, portez des gants de kevlar et des lunettes de soudeur. Simple précaution. Vous me remercierez.

Étonnamment, en bout de course, on ne peut faire autrement que de s’attacher au personnage de Javotte, malgré tous ses travers et sa mauvaise foi manifeste. On se prend à éprouver de la sympathie pour cette jeune fille qui en pince pour son voisin Luc, un garçon, parfait lui aussi, et évidemment beaucoup trop beau pour elle. Ses émotions sont décrites avec une remarquable précision. Admirez ce passage où Javotte, engagée par le père de son voisin apollinien pour tondre la pelouse, essaie de redémarrer la tondeuse qui a calé:

«La tondeuse ne marche plus, je pense.»
«C’est une capricieuse.»
Et je pense qu’il parle de moi. Alors je souris davantage. Il se penche, magouille avec la machine. Je vois son bras veiné, le duvet blond qui m’inspire de belles choses. Il bidule et les tendons de son bras se raidissent. Mes jambes se relâchent. Je me retiens au guidon. J’ai le loisir de détailler ses épaules. Un large bracelet de métal aux larges œillets, très viril, se coince au-dessus de son poignet, contre l’avant-bras. Je ne regarde que cette chaîne. Je clame ma défense.
«Je n’ai rien fait. Juré. »
«Je te crois, Javotte. C’est une vieille machine.»
Il a prononcé mon prénom. Jamais il ne ma parlé avec autant de douceur et d’intérêt. Je frissonne. Le bracelet de Luc tombe jusqu’à sa paume. C’est une chute érotique. Le tendon a remué, la chaîne glisse contre son avant-bras, dépasse le poignet, et barre la paume de sa main. C’est la glissade de bijou la plus sensuelle de ma courte vie. Je ne m’en remets pas. Les tendons remuent toujours, cherchent à régler le bris de la tondeuse. L’autre main pâle et large disparaît sous la machine, ressort maculée de brindilles. Du gazon fraîchement coupé sur une main forte. Luc me sourît, se redresse.
«Les hélices sont vieilles. Ça devrait marcher. »
Le bracelet qui stoppe sur sa paume demeure une œuvre d’art. Il se frotte les mains. La chaîne touche à l’herbe taillée. Il actionne la tondeuse. Le moteur se met à vrombir.
«Voilà. Je pars me changer. J’ai un match.»
Il s’éloigne, alors que je n’ai rien dit. Pas de «merci» pas de «Je suis prête à mourir pour toucher ton bracelet de métal et ta paume de main en dessous». II freine avant d’entrer dans la maison, se retourne.
«Tu diras à mon père que je nettoierai ma chambre ce soir. »
Il disparaît.
Je lui dirai ce que tu veux. (p. 44)

L’écriture de Boulerice est diablement efficace et va à l’essentiel. Les très courts chapitres donnent un rythme soutenu à l’histoire. Ça déboule sur le lecteur comme la vie sur les adolescentes. En forme de tsunami…

Dans l’ensemble, une très belle découverte, que je vous souhaite également de faire. Pour ma part, j’inscris le nom de Simon Boulerice sur ma liste d’auteurs à suivre.

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BOULERICE, Simon. Javotte. Leméac, Montréal, 2012, 182 p. ISBN 9782760933569

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Ces Blogs ont également commenté le roman: Clavier bien tempéré; Les lectures de Prospéryne; La bible urbaine; Livresquement boulimique; Regards littéraires;

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