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28 novembre 1694 | Mort de Bashō

Publié le 28 novembre 2012 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Le 28 novembre 1694 meurt à Ôsaka le moine et poète japonais Bashō, maître du haiku.


BASHO

Source


  Ci-après, un extrait de Trois huttes de Christian Doumet :


  Avant de s’allonger sur le plancher de l’Ermitage, et de tourner la plante de ses pieds vers le couchant, Bashô avait parcouru cinq fois la mesure d’espace qui sépare aujourd’hui Tôkyô de Kyôto. Deux mille trois cent quarante kilomètres de marche en direction du Nord, par pure curiosité des finistères.
   Si le mot de beauté conservait un sens — ce dont Bashô lui-même doute —, il ne saurait en aucun cas s’appliquer au monde, puisque monde rassemble toute beauté et toute laideur possibles. Beauté du monde veut donc dire autre chose ; par exemple ceci : l’émotion violemment singulière qu’éveille en nous certaine sensation non pas supérieure ou surnaturelle, mais des plus triviales au contact des choses : ce mono no aware que Claudel, dans l’unique note en bas de page d’un texte consacré à Bunraku, traduit pas «ahité des choses » — « cela dans toutes les choses qui fait AH ! » :

Puces punaises
Un cheval pisse
Près de mon oreiller


   Sensation strictement circonscrite et d’une extrême précision (sans préciosité toutefois). Le monde n’est donc proprement ni beau ni laid. Mais ce qui s’arrache à la généralité chaotique que nous plaçons sous ce mot — monde — porte quelquefois à entrevoir la possibilité d’une exception. Naturellement puces, punaises ni cheval n’échappent réellement à leur engoncement dans la contingence, et Bashô nomme illusion la croyance qui se laisserait prendre à une telle vision. Mais un instant, la vision s’est dressée comme une possibilité : le mot « monde » s’est mis à sonner un ton plus bas. Il s’est appauvri. Il a perdu sa force de totalité. Monde devenu quelconque. Un parmi les ordres possibles…
  Pareille conversion ne s’opère que sur les limites du perceptible. D’où le goût de Bashô pour les finistères — ce qu’il nomme «Bout-du-monde ». Là, il le sait, gît le sens du renversement. Il y va. À pied, par tous les temps, à la rencontre du détachement. Ce faisant, il se désolidarise lui-même. Devient personnellement la puissance d’extraction capable d’amoindrir le monde, de le tenir en respect par le mors de la nomination.
   On ne nomme jamais vraiment que depuis une limite.
Chaque nom réentendu, revécu dans son ampleur nominale devrait nous suffire à produire toute beauté et toute illusion — puisque l’une et l’autre sont indissociablement liées, puisqu’elles sont une seule et même chose.
  Mais les noms sont entrés eux aussi dans le chaos général. Ils grouillent. Ils fourmillent. Ils pullulent près de chaque bouche. Sur eux, la grande force de totalité s’est refermée. Les voici emportés par la vague de ce qu’ils nomment, et c’est dans cet état d’épave que chacun de nous les trouve au moment d’en user. Notre parole de bois flottés. […]
  Les diverses huttes de Bashô – celle du Bashô-an, près de Kyotô, comme celle du Genjû-an, sur les bords du lac Biwa, d’autres encore peut-être — évoquent toutes le tracé d’une frontière mystérieuse. Une limite située non pas là-bas dans les brumes du Nord extrême, mais ici, maintenant, parmi nous.
   Car les frontières passent toujours là où nous sommes. Et avec elles, les menaces d’invasion et de renversement d’empire. C’est pourquoi il est sage de bâtir petitement, légèrement, provisoirement, afin d’être mieux disposé à lever le camp : célibataire de toute demeure, comme fut Bashô.


Christian Doumet, “Bashô” in Trois huttes, Fata Morgana, 2010, pp. 105-106-107.



■ Voir aussi
sur Terres de femmes

Christian Doumet, Trois huttes (note de lecture d’AP)
→ Olav H. Hauge | Bashô



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