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Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson

Publié le 15 décembre 2012 par Angèle Paoli
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson,
Éditions de l’Amandier | Poésie,
Collection Accents graves Accents aigus, novembre 2012.


Lecture d’Angèle Paoli

« CHANTER POR EXISTAR POR EXISTAR ! »

Avec pour titre un hexasyllabe ― Et voici la chanson ―, Hélène Sanguinetti présente et signe sa dernière partition. Poétique, musicale, graphique ? Tour à tour l’une et l’autre ou les trois ensemble, cette création, plurielle et déroutante, se soustrait aux classifications courantes de la poésie et échappe à toute définition rassurante de genre et de forme. Seule la construction rigoureusement ordonnancée que révèle la « table » en fin d’ouvrage, permet au lecteur de visualiser les appuis nécessaires à son entrée dans le poème. À lui aussi de stimuler son oreille pour que la partition rende tout son jus et toute la richesse de sa palette sonore.

À l’origine, il y a une première de couverture. Sur l’ivoire de la page, le « Et » annonciateur du poème semble ancrer le recueil dans une séquence. Celle, silencieuse, mais virtuellement présente, des œuvres précédentes. Et marquer ainsi, par la concision nominale du titre ― son caractère enjoué et son humour ―, un provisoire achèvement. Mais ne nous y trompons pas, le titre n’est peut-être qu’illusion. Ainsi, « la chanson », pourtant ostensiblement présentée, ne constitue-t-elle pas l’ouverture du poème. Le recueil s’ouvre en effet sur un huitain intitulé « la parole se cassa ». Ponctué et encadré par trois griffures incurvées de longueurs variées, ce huitain aux vers irréguliers est repris à l’identique dans le finale de la partition. Avec pour seule variante, une répartition intervertie des griffures qui le caractérisent. 1-2//2-1. L’une à l’autre assemblées, les deux forment un chiasme, figure cruciforme que l’on retrouve de façon récurrente dans d’autres séquences du texte. Entre le début du poème et son aboutissement, rien n’a changé. Le drame annoncé dans le huitain d’ouverture se retrouve dans le huitain final. Mais à travers le refrain qui la porte, la Chanson va son chemin !

Entre ces deux huitains se déploie le poème, ponctué de signes, flèches → ou ↓, tirets —, de dessins au tampon qui bousculent les habitudes de lecture : minuscules lutteurs fléchés, loup accompagné de son long cri, visage hurlant ses cris, émoticônes (notes de musique, cœur, soleil, as de pique, de trèfle, de carreau, symboles mâle / femelle, petit dessin cabalistique...), autant de graphies qui animent la page. Tout comme l’onomatopée récurrente pfffffuuuuuuiiiif (et ses variantes) ponctue le lire/dire du poème.

Quant au poème lui-même, il est composé de pavés aux typographies différentes, passant du romain à l’italique ; les mini-pavés en petit corps finalisant comme des répons les pavés principaux, alternant eux-mêmes avec quatre « apparitions » en pleine page aux tailles de caractères démesurées. À quoi viennent s’ajouter des encadrés singularisés par des filets-cadre dans lesquels s’inscrit une histoire autre ; des « parlures », des bribes de conversations courantes ; des colonnes de mots en italiques ; des énumérations échevelées introduites par des « MOI je »… ou par des « Ah » anaphoriques… Ainsi de ce texte à dominante ludique qui donne à voir autant qu’à lire :


« Ah, Relever sa robe !
Ah, passer le Pont à reculons !
Ah, griffer Ses jambes baiser ses jambes !
Ah, perdre ses doigts En liesse
d’épouser !
Ah, mentir du jour, rouler d’ivre, folle !
Ah, S’en aller au fossé !
Filles, joyez »

C’est dire si le « faire » du ποιεῖν, dans le rapport qu’il entretient avec la page, joue, chez Hélène Sanguinetti, avec l’aspect visuel. Et le lecteur se prend à feuilleter cette partition à la recherche d’idéogrammes, à la manière d’un enfant. Sans doute la poète en appelle-t-elle à tout ce qui, en chacun de nous, demeure encore de l’enfance et de ses rêves, de ses joutes amoureuses et de ses jeux. Mais si l’on s’attarde dans le vif du texte lui-même, la légèreté et l’insouciance réputées être l’apanage de cet âge d’or n’affleurent que par intermittence. Et la chanson annoncée par le clairon du titre n’a rien d’allègre ni de léger. Du moins la première chanson. Associée à la violence aveugle et meurtrière de « Joug », la première chanson ― « Voici la chanson » ― est chant funèbre. Thanatos règne en maître sur le monde. La Chanson évoque le rêve baltique anéanti par les souvenirs noirs de la déportation. Derrière la scansion Ô BALTIQUE QUE JE RÊVAIS se dresse le « camp méconnu NEUENGAMME » en Allemagne du Nord. Surgissent alors les barques livrées aux rats et aux « Puants », les grappes humaines conduites vers les camps d’extermination. Après la tragédie de la prison flottante Kap Arkona, la chanson s’achève par le décompte des rescapés.

Accompagnée d’une didascalie en espagnol ― (para bailar a dos) ―, la seconde chanson est au contraire une « Chanson qui fait pleurer de joie ». Chanson à danser pour exister / « por existar por flamenquer », elle est hymne à la vie et à l’amour. Introduite par « Joui » le bienvenu, figure bienveillante et rêveuse, elle est pleine manifestation de bonheur. Le « joïr » domine et entraîne dans sa cadence endiablée les deux héros du jour. Flamenco et Flamenca. Por existar por existar scande la poète pour s’insurger contre la mort. Pour insuffler ses forces de vie là où préside la mort.

Une autre partition « à chanter » vient mimer les deux moments précédents. « Voici la dispute ». Épique et enlevée, cette vive « dispute » médiévale, tout droit sortie des fabliaux (Ysengrin montre sa « Pauvre-queue-gelée »), est rythmée par les onomatopées de l’échauffourée. Vlan ! Vlan ! Vlan ! Les phrases, débarrassées de leurs déterminants, s’enchaînent, efficaces et rapides. Le récit est ponctué de régionalismes (méridionalismes) ― « oh tanqué tanqué tanqué » ― qui scandent les actions. Les participants à la « dispute » ― cavaliers et roncins, cuirasses et loups ― surgissent au milieu des poules et font voler les plumes. Le monde est retourné. L’épique s’empare des hommes et les emmêle, comme souvent dans les poèmes d’Hélène Sanguinetti. Au milieu de tout ce charivari une voix insiste qui clame son désir : « Et moi je veux chanter chanterchanterchanter ».

Il faudrait pour cela que les opposants « Joug » et « Joui » ― dont les traits caractéristiques sont précisés au cours de quatre « apparitions » zoomées en pleine page ― cessent de s’affronter en vaines joutes. Il faudrait pour cela que tous deux cèdent au désir de réconciliation espéré par la poète. Il faudrait que Jour et Nuit s’assemblent pour que la terre se repose enfin de ses massacres. Il faudrait qu’Eros l’emporte sur Thanatos. Ainsi « Joui » tente-t-il des intrusions dans la violence de « Joug ». Minuscules intrusions (usage des bas-de-casse), modestes comme des parenthèses, vie menue où affleurent les images de l’enfance éblouie, l’humilité des tommettes de la cuisine, la pochette Rouge bien repassée. Autant de parenthèses de jeunesse et de fraîcheur susceptibles de faire reculer la terreur. Un instant seulement. Reste pour la poète son travail obstiné sur la langue, ses inventions et ses jeux sur les sonorités, ses distorsions et ses ruptures aux limites de l’« a-grammaticalité », avec tenu serré au centre, le désir du poème ― son comment et son faire ― qui cherche à concilier le visuel avec l’oralité. Car, pour Hélène Sanguinetti, le travail sur les mots est recherche des origines. Mettre les mots en voix et en corps, n’est-ce pas renouer avec l’oralité qui préexiste à toute forme écrite ? Écouter Hélène donner corps et voix à son poème, c’est vivre avec elle ce pneuma qui l’habite et nous traverse jusque dans les pfffuuuuiiiit ! qui chuintent et glissent entre ses lèvres.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson



HÉLÈNE SANGUINETTI

Hlne_sanguinetti_par_guidu

Ph., G.AdC

■ Hélène Sanguinetti
sur Terres de femmes

[Automne vivant et adoré] (extrait de Et voici la chanson)
Alparegho, Pareil-à-rien (note de lecture d’AP)
→ De quel pays êtes-vous ? (extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien + bio-bibliographie)
De la main gauche, exploratrice (I)
De la main gauche, exploratrice (II)
→ De ce berceau, la mer (extrait de D’ici, de ce berceau)
→ À celui qui (extrait de Hence this cradle)
Le Héros (note de lecture d’AP)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) La vieille femme regarde en bas
→ (dans la galerie Visages de femmes) un Portrait de Hélène Sanguinetti (+ un poème extrait de De la main gauche, exploratrice)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique (+ un extrait sonore issu de Pareil-à-rien)
→ (sur remue.net) Hélène Sanguinetti disant un extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien




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