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Le Kid et le Papillon

Publié le 20 décembre 2012 par Jlk

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De Daniel Vuataz, dit le Kid, à JLK, dit le Papillon.

Des tribulations du Kid au Service civil. De son blues au milieu des mecs. D'une réunion de jeunes auteurs au Val d'Aoste. Des sottises brassées par le succès de Joël Dicker. De la vie qui va, des potes qui voyagent et d'un accès de mélancolie.

Schwarzenburg, le 29 novembre 2012

Cher Oldie,

Je suis pris au piège. La neige se mêle à la pluie en cette fin de soirée fédérale. Des silhouettes encapuchonnées circulent, la braise orange aux lèvres, entre les deux gros dortoirs du Centre d’instruction pour civilistes de Schwarzenburg. Quelques fenêtres sont illuminées. Un automate à soda clignote bêtement, la baie vitrée de la salle de cours de « Résolution des conflits sans violence » lance des lumières bleues et jaunes. Trente bicyclettes rouges, estampillées Zivildienst Schweiz, dégouttent dans l’herbe sombre. Les lumières du sinistre village, à deux kilomètres, transpercent parfois le crachin qui recouvre les forêts noires et mes pensées black. Un trou à rat, crois-moi, voilà d’où je t’écris. Je perds mon temps. A l’étage du réfectoire, musique sur les oreilles et thé en main, je reste assis de longues soirées mortes. Un groupe de Suisses allemands joue au billard. J’entends les billes de porcelaine s’entrechoquer et rouler sur le tapis de velours. Des rires gras viennent de la mezzanine. Un type en shorts noirs sort courir dans la buée. Ça sent le cordon bleu et les frites molles. Je pourrais être ailleurs. Je devrais être ailleurs. Mais non, voilà une semaine que je me dépêtre dans ce sac de nœuds coulants.

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Le temps : je t’ai laissé sans nouvelles depuis trois mois. Et ces cinq seuls petits jours passés ici, à Schwarzenburg, me semblent déjà mille fois moins supportables, et mille fois plus longs ! J’ai avec moi un vieil ordinateur qui ne veut plus tellement être transporté, quelques habits inadaptés, des films de zombies et le gros machin de Dicker. Toi, tu connais bien la valeur du temps : le sablier majestueux de ton balcon à phalènes, face à la France ; les ellipses fulgurantes de tes lectures partagées diffusées dans toutes les directions de la blogosphère ; la dilatation des nuits faibles et les sursauts de nos sommeils paradoxaux, tout ça, tu le connais. Moi je ne savais pas. Que le temps pouvait être lent à ce point. Frustrant. Insupportable. Dicker ? Peut-être que je devrais tenter d’y entrer maintenant, dans son roman dont tout le monde parle depuis quelques semaines, peut-être que je devrais m’y plonger, m’y glisser comme dans une chaussette propre et me laisser porter par le temps de Dicker, celui de l’Amérique, de la narration, pour oublier celui qui m’oppresse ici ? Peut-être que c’est le bon moment ? Je pourrais alors te raconter, au jour le jour, mes impressions de lectures. Confronter mes notes aux tiennes. Mais va savoir pourquoi, j’hésite. A la place, je t’écris, à toi.

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Dicker : on en a beaucoup parlé à Aoste le week-end passé. Un éditeur des Préalpes fribourgeoises a fait miroiter son nom (un peu obscène) devant la petite dizaine de lauréats réunis de l’autre côté du tunnel du mont Blanc le temps d’une cérémonie : celle du PIJA (Prix Interrégional Jeunes Auteurs, créé par les Editions de l’Hèbe), dont je m’occupe depuis quelques années. On y a érigé son livre en modèle éditorial, économique, on a fait du parcours de Dicker la panacée de l’écrivain « romand », celui qui brise le signe indien, qui fait mieux que quiconque avant lui. Celui qui inaugure l’ère – mais y en aura-t-il d’autres pour qu’on puisse parler de phénomène ? – des écrivains « de chez nous » qui créent le buzz à Paris. Et bientôt dans le monde. Hollywood n’est pas loin. J’ai compris ta leçon : je n’en parlerai pas avant de l’avoir lu, ce livre. Mais j’aime bien l’enthousiasme qu’il suscite chez les jeunes et les académiciens, hors des discours habituels. Bon, c’était un peu mauvais ton de dénigrer Frochaux publiquement comme l’a fait Dicker, mais c’est sûr que pour lui, revendiquer la figure de feu Dimitri, qu’il confesse avoir vu « une fois avant la sortie du bouquin », c’est plus costaud, niveau légende et légitimité. J’ai un ami libraire un peu cynique qui a une théorie : il prétend que « les gens qui ne lisent pas » forment une catégorie exigeante, et que cette catégorie attend, tous les deux ou trois ans, qu’on leur désigne un bon gros livre qu’ils pourront « lire » sans avoir à choisir dans la production, ou qu’ils pourront acheter et poser dans leur bibliothèque (majorité de Folio et de hardcovers traduits), ou qu’ils pourront éventuellement offrir, parce qu’on leur aura bien expliqué qu’il s’agit du bon objet, chiffres et critiques se combinant à merveille. Dicker, ce serait ce livre. Right time, right place. On en pensera ce qu’on voudra… Moi je ne retiens que ce qui m’arrange : on découvre soudainement, les bras ballants, qu’on écrit bien (ou plutôt, dans ce cas, qu’on raconte bien des histoires) quand on a 26 ans et qu’on habite (tout juste) en Suisse romande.

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Laisse-moi te dire deux mots d’Aoste, encore, si tu veux bien. Ce Prix jeunes auteurs a le génie de proposer un week-end complet à ses lauréats (en plus de récompenses en espèce). Il sait susciter les rencontres, les contacts, les découvertes. L’AJAR, pour bonne partie, n’est pas née d’autre chose. Il y avait cette année des Français, des Belges, des Suisses, une Lettone, une Argentine, des Valdôtains. Le ciel bleu et dégagé laissait passer des nuages rapides au-dessus des petits villages enrochés. Pendant quatre jours, on a causé, écrit, mangé du saucisson, bu du Petit rouge et de l’Arvine locale, visité d’étonnants châteaux transformés en musées d’art moderne, des charcuteries familiales, des caves immenses, des coopératives, des sculpteurs sur bois peint, des cafés-librairies, on a flâné dans les ruines nettoyées par la Restitution ou logées sous les montagnes ou posées en plein cœur des villes, on a parcouru de long en large ce drôle de Valais parallèle, un peu plus sauvage, un peu moins bétonné, un peu plus sinueux que le nôtre. Le premier prix de cette année (un Valaisan justement), répondant au nom un peu ramuzien de Lucien Zuchuat, nous a bluffés. Son texte, pour commencer : La Jeune fille et les néons est une pièce de théâtre claire obscure, dure et poétique, un conte noir sur la jeunesse urbaine, la fin de l’innocence, la perversion sourde des rapports humains, l’angoisse des adultes. Une œuvre intense qui possède des vraies qualités, un style sûre, une histoire. Et qui se joue bien. En plus, Lucien a une gueule d’ange. Il paraît qu’à l’autre bout du lac c’est un argument béton pour vendre un quart de million d’exemplaires en trois semaines. Je ne crois pas trop m’avancer en te disant que Lucien Zuchuat, tout comme d’autres jeunes auteurs de la volée du PIJA 2012, possède ce qu’il faut pour se faire une place. They’ve got what it takes, comme on dit dans les bons rom-coms américains. L’éditeur a d’ailleurs répété tout le week-end, à qui voulait l’entendre, que Dicker lui aussi est « issu » du PIJA : promotion 2005, eh oui. Tu devrais essayer de mettre la main sur son « Tigre » d’alors, la nouvelle sibérienne qui avait charmé Anne-Lise Grobéty et ses compères du jury final (au point que des suspicions de plagiat avaient flotté sur le texte pendant une partie des délibérations…) Je ne sais pas si Joël s’en souvient. En tout cas, à lire son site web, ce texte et ce prix marquent le vrai début de la carrière du juriste prodige. Sera-t-il le chef de file de cette relève que tu as décrite en partie dans ton dernier Passe-Muraille, et qu’au regard de « l’histoire » tu as malheureusement sorti six mois trop tôt ? Cette relève qui possède un point commun troublant : ce fameux PIJA. Fais le compte : Burri, Fournier, Rychner, Flükiger, Urech, Dicker, et la moitié de l’AJAR… On écrira peut-être cette histoire un jour. Bon, il y a aussi des anomalies : Quentin a essayé mais s’est fait recaler. Comme quoi…

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Je repense à ce week-end radieux et puis je me souviens que je suis coincé à Berne. Pour le moment il faut se dépêtrer de ce « Bourg noir » qui m’enferme. Trois Suisses allemands regardent Zurich et Lucerne jouer au foot sous la neige. Des animateurs boivent des Heineken sous les lampes de papier de la salle commune. La serveuse du bar-café, anneau argenté au frein de la gencive, discute avec un vieux aux cheveux jaunes. Elle fait sottement bander la moitié des mecs de la salle ; pauvre de nous, mâles en mal de gonzesses, gamins gonflés à la testostérone après quatre jours de promiscuité. C’est jeudi soir, quartier libre, et les Romands sont au village « pour se soûler la gueule ». Je le savais déjà avant de venir : je ne suis pas fait pour ce genre de groupes. Ceux de garçons, en particulier. J’ai évité l’armée comme je l’ai pu, choisi de « servir » la communauté et même la culture pour des pives et un brin de reconnaissance (tu connais l’histoire de Cingria et mes impressions de civiliste à ce sujet), mais je n’ai en revanche jamais choisi de me retrouver emmuré ici, dans ce soft-goulag à la bernoise où je passe mes journées à écouter les inepties d’un « animateur » amateur et peu inspiré, sorte d’Antoine Jaccoud argentin (je dis ça pour le côté déprimé et le frottement incessant de ses yeux par dessous les lunettes, pas du tout pour les compétences de Jaccoud, qui doit d’ailleurs frémir de plaisir du succès de Siter aux USA ; en dehors de ça, aussi fou que ça puisse paraître, notre animateur a, je te jure, l’accent de Popescu ! Si seulement il avait un quart de son bagou), ce « coach » donc, est plus ou moins qualifié dans les relations internationales mais terriblement stérile dans son rôle d’instructeur. Javier (c’est son nom) fait de ce module de « Résolutions des conflits sans violence » une séance de thérapie de groupe obscène et ridicule pour laquelle je dois me faire, précisément, violence. Sous peine de craquer et de m’enfuir à poil dans la neige, hurler dans les bois givrés ma haine de ce sinistre hinterland. Le paternalisme national et les velléités démagogiques de ce cours fédéral me dépriment : j’aurais envie de signifier mon désaccord, mettre à jour les lourdeurs de ce programme (« tout se vaut », « tout dépend de tout », « rien n’est faux » dans la république des mous instaurée par Javier le tolérant), couper les ficelles faciles de ce petit projet nauséeux. Pire que tout, cette sinistre Ecole des fans s’est terminée par une pièce de théâtre affolante dans laquelle des comédiens ont voulu nous apprendre, merci grande Helvetia, à nous comporter adéquatement non seulement dans nos futurs établissements d’affectation (ce qui est compréhensible), mais aussi… dans nos couples, dans notre vie privée, dans nos ménages ! Une éducation collective à la sauce douce confédérale ! Et la gentille horde des civilistes dociles, pourtant censés être de convaincus antimilitaristes, plutôt instruits et logiquement volontaires, d’applaudir comme des ahuris cette mascarade de propagande proprette. Un comportement neutralisé dans un pays flasque. On croit rêver. La prison sans murs dont tu m’as souvent parlé a gagné un nouveau barreau de guimauve décoratif. Sa mission : l’éducation morale d’un « honnête suisse » béatement bienveillant.

Je sors prendre l’air, j’aimerais m’évader dans la nuit noire et dans la neige, me la jouer objecteur d’objecteur de conscience, mais voilà, je reste debout sans rien dire, bouillonnant de l’intérieur, et j’attends que la semaine se passe. Si je ne peux pas dire là-bas ce que je pense tout haut de leur petite incursion psychologisante (je n’en ai pas le courage), je peux l’écrire ici.

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Cette nuit il a neigé sur tout l’Oberland, pour de bon. Les alentours en sont allégés, l’atmosphère plus supportable. Le huis clos s’éternise. Je ronge toujours mon frein, oscillant entre amusement détaché, cynisme placide et dévissages intérieurs. Je me dis que c’est comme ça qu’on formate des esprits : non pas pour la guerre ou la survie ou la dureté ou une quelconque idéologie totalitaire, comme de l’autre côté, mais (est-ce pire ?) pour la petite citoyenneté bien pensante, fière, dénuée de tous préjugés et équipée d’outils psychologiques faits de bric et de broc peints à la sauce fédérale. Une bombe de conneries à retardement. Tu devrais nous voir jouer aux apprentis « médiateurs », reproduisant nos schémas simplifiés, nous érigeant doctement contre les violences qui nous entourent. Le retour de manivelle sera terrible. Toi qui prévois un grand livre sur la Suisse, toi qui l’ausculte sous toutes ses coutures, ses filigranes et ses faux-fils, ne rate pas ce chapitre encore trop méconnu (ces centres d’instruction pour civilistes sont tout nouveaux) : certes, le Service civil est une alternative intelligente à l’obligation militaire (ce n’est pas moi qui dirai le contraire), mais cette semaine de cours préalable est une énormité qu’il ne faut pas laisser passer.

L’étang au milieu des baraquements a disparu sous la neige, à présent. Il fait nuit. Camille m’a dit qu’à Lausanne le ciel était de plus en plus gris, mais qu’il ne tombait toujours rien. J’imagine que sous ton chalet, par contre, les pentes sont aussi blanches qu’ici. Peut-être que tu sors fumer sous le balcon, que tu tires sur un de tes petits cigarillos ou que tu prends des notes dans ta cuisine, attablé devant une omelette aux pommes. Ici, le courant est coupé par l’intempérie depuis le début de matinée. Ça dure encore : la cafétéria est à présent un bunker éclairé aux chandelles et aux lampes de secours. Des types à moustache s’activent. Mon gros camarade de chambre est parti faire la sieste dans la cellule en béton. J’écoute les Andrews Sisters swinguer leurs ballades, attablé à côté d’une pile de journaux. J’écoute de la milongas, j’écoute de l’électro danoise. Je crois que je couve une petite mélancolie. Et un feu de révolte froide.

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Peut-être parce que je viens de jeter un œil sur les derniers articles de Matthieu sur son blog, sa traversée de l’Atlantique en cargo et son arrivée à New York, ses errements dans la Grosse Pomme hipster, ses photos merveilleuses ; autant de choses qui me rappellent que je pourrais y être, moi aussi, de l’autre côté du miroir atlantique. J’aurais dû poursuivre sur ma lancée. Je t’ai parlé un peu du Pays basque, déjà, en sa compagnie. De nos expériences de couch surfing épatantes dans les Bardenas Reales, à San Sebastian, à Saint-Jean-de-Luz. Il y a des amitiés qui comptent, et qui se décident sur quelques coups de dés. Tu sais ça.

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Et puis voilà l’avenir : lundi je découvre mon EMS, à Lausanne. Mon nouveau quotidien pour six mois. Des habitudes à prendre. J’appréhende et je me réjouis. Il y aura de la sagesse, du désespoir, de la vie, de la mort, des lentes gestations de mots. De l’inspiration, qui sait ? Peut-être quelques rencontres déterminantes. C’est de cela qu’on tire les pages des meilleurs livres, non ? De ça et de la déflagration du monde. Et puis, dans moins de deux mois, mon bouquin sur Franck Jotterand débarquera, accompagné d’un exemplaire tout neuf de la Nouvelle Gazette littéraire ! L’éditeur (le même que celui du PIJA) a accompli un boulot impensable ! J’ai hâte que tu puisses voir le résultat. Il y a quelque chose qui se passe dans l’espace, dans le temps, je le sens autour de moi, et toi aussi, c’est sûr ; cette nouvelle gazette a d’ailleurs un avenir qui se dessine devant elle, au-delà de ce simple numéro. Un recommencement, quarante ans plus tard. La littérature en Suisse romande connaît une mue de plus, l’insecte se développe, des ailes se décollent. On s’en fout qu’il soit indigène ou endémique. L’essentiel étant de connaître de quoi il est fait et d’anticiper ses pontes et ses cycles de développement. Ne pas commettre l’erreur du Temps, celle de ses gentils rédacteurs un peu oublieux ou simplement myopes (j’exclus l’ignorance) : comme si la « littérature romande » n’avait jamais vécu de période d’exaltation ! Tu liras à ce sujet le très bon article de Maggetti dans la Gazette à venir. Et puis aussi les mots de Franck Jotterand lui-même, qui résonnent aujourd’hui singulièrement. On en reparle en janvier.

Ensuite il y aura juin. Un nouveau tournant, je crois. Je t’en parlerai, comme de mille autres choses, mille autres projets, mille autres chemins de traverses et faux-fuyants fous qui nous projettent dans toutes les directions. L’AJAR qui s’active, échappe aux « composantes séculaires » d’ici avec bonheur, je crois. On prépare une lecture autour de Lovecraft et de la peur, prévue dans l’obscurité la plus totale ! En 2013 on fêtera Cendrars et le centenaire de sa Prose du transsibérien. Il y aura un Persil de luxe sur la nouvelle constellation des petits éditeurs romands avec l’ami Vincent. De nouveaux livres, de nouveaux auteurs, de nouvelles planètes, de nouveaux novembres insipides aussi, forcément, de nouvelles déceptions. Il faudra garder les épaules bien serrées et ne pas perdre pied quand la vague se brisera, juste devant moi, juste devant toi, juste devant le Jura. C’est une surfeuse de San Sebastian qui nous l’a enseigné, à Matthieu et à moi, alors que nous buvions l’Atlantique à gros coups de planche en mousse. Il n’y a pas de place pour le répit, je crois. Ni pour la glorification.

Je t’écris aujourd’hui, Old Bluesman, je sors par la pensée de Schwarzenburg et je pense à David et Julien qui s’apprêtent à passer leurs fêtes de fin d’année sous les gros arbres secs de Cape Town. Je pense à Matthieu en route pour son Argentine fabulée après sa traversée de l’Atlantique en cargo. Je pense à Bruno revenu plus léger de Madagascar, à Fanny installée à Brighton, à Camille seule à Lausanne avec les mites poudrées et les lumières de Noël, à mes petits vieux de la Fondation Clémence que je ne connais pas encore, à Lally et aux préparatifs de fêtes, aux écrivains morts des Archives littéraires suisses dont les scories reposent dans des cartons anti-acide entreposés dans les sous-sols réfrigérés de la Bibliothèque nationale, à l’un de mes frères qui s’en va habiter en Valais, à la distance qu’il y a entre Schwarzenburg et la Désirade, entre ta plume et mon clavier, entre ton regard et le mien, entre les cimes des trois Cervin acidulés et le fond du Léman. Je pense à toi et à ta gueule faite d’argentique granulé et de gouache pure, j’y pense et je me lève, je rejoins mon gros Genevois dans le dortoir congelé, par le petit sentier de dalles alors que les premiers Romands reviennent en titubant de leur bastringue… Parfois moi aussi j’aimerais avoir une vue qui soit claire, aquarellée, précise comme un sermon de Saint Augustin, juste comme un vers de Whitman, habitable comme une bâtisse de Hundertwasser dans le centre plastifié de Vienne. J’espère que chez toi ça sent le sapin et la neige ! Fais crépiter la hache ! Décembre arrive.

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J’ai Léman noir sur les genoux, ça me fait plaisir de me retrouver là-dedans à tes côtés, avec Noémi, Chauma, Meizoz, d’autres que je découvre. Ça part dans tous les sens, cette petite anthologie, mais l’âme romande se dilue à merveille dans les flaques de pétrole et de sang de « la Route » (c’est Ramuz qui appelait le lac comme ça, je crois) ! Salue-le bien pour moi, ce beau Léman béant que tu distilles tous les jours dans tes aquarelles. Rajoute-y un peu d’ombres et de lumières sous le passage leste des nuages. La nuit a du potentiel. Encore une pleine lune bernoise et puis je fais mon sac, bye bye Schwarzenburg (il doit y avoir quelque chose d’inconscient avec Schwarzenbach…), je me tire d’ici pour de bon. Je monterai te voir au passage.

A un de ces jours, cher vieux, prends soin de tes jeunes osses et de ta bonne amie !

Le Kid

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De JLK, dit le Papillon, à Daniel Vuataz, dit Le Kid.

Du passé semi-pacifiste de JLK et de sa carrière militaire contrastée. Des agréments éventuels de l'Armée suisse en matière de lecture et d'observation psycho-sociale. Du roman de Joël Dicker et de ses retombées diverses.

À La Désirade, ce 20 décembre 2012.

Cher civiliste,

Ta dernière lettre bluesy, marquée par les miasmes de la vie collective en Service civil plus ou moins foireux, m'a appelé quelques souvenirs du même genre entre vagues bunkers et parodies de sauvetages, autant que mes années de vrai service militaire, le plus souvent en montagne, dont je garde un souvenir plus tendre. Mais au fait: j'ignore le motif de de ton refus du service armé, dont tu ne m'as jamais parlé. Je présume qu'il n'est pas de nature religieuse, te connaissant la moindre, donc j'en conclus qu'il participe d'un choix philosophique à coloration humanitaire, tout pareil à celui que j'aurais fait à quatorze ans lorsque j'ai commis mon premier article, dans le journal d'un mouvement de jeunesse où je faisais l'éloge du pacifiste français Henri Lecoin dont j'avais découvert les tribulations en lisant Le Canard enchaîné. À seize ans, ensuite, j'ai aggravé mon cas en lisant le roman d'un prof-écrivain gauchiste du Gymnase de la Cité, Jeanlouis Cornuz, avec lequel j'ai parlé en buvant un café très serré dans la fumée du Barbare et qui m'a renvoyé au formidable Jean Barois de Roger Martin du Gard. De celui-ci, j'ai ensuite lu Les Thibault dont un épisode se passe, précisément, aux mythiques Escaliers du Marché où j'ai bientôt découvert la librairie anarchiste de Claude Frochaux, avant d'y crécher des années plus tard dans une carrée plus romantique tu meurs, avec ma chatte Baladine et mon premier millier de livres. Le quartier était alors, du temps de l'Université proche, un lieu de bohème estudiantine et artiste dont il ne reste à peu près rien aujourd'hui que des boutiques nulles et une librairie de piété calvino-intégriste à faire fuir Iéshouah s'il passe dans le coin, alors que tout le quartier s'est aseptisé et friqué de la triste manière que tu sais, à l'image de notre pauvre pays trop riche.

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Pour en revenir à mon objection de conscience de teenager angélique, je ne sais plus trop comment elle s'est effritée et diluée dans le climat de contestation croissante de l'époque ? Peut-être pour de confuses raisons politiques - histoire de se frotter au peuple, n'est-ce pas, en tant que camarade responsable -, ou pour ne pas trop chahuter mon père, si peu militariste qu'il fût, ou par goût sportif de l'alpinisme, je ne sais plus, mais ce que je sais est que j'ai bien supporté nos quatre premiers mois d'exercice souvent imbécile mais en plein air, avec de solides Valaisans. J'y ai en outre rencontré un jeune écrivain bientôt devenu mon ami cher, et notre compagnie comptait pas mal de lascars hors norme, de tel grand voyageur intraitable à tel chef de cuisine de haute volée, en passant par un tringlot et sa mule qui m'ont pris en affection. Dans la foulée, bénéficiant de notre nouvelle tenue d'assaut à dix-huit poches, j'ai emporté les vingt volumes des Oeuvres complètes de Tchékhov dont j'ai lu tous les récits et les pièces par monts et vaux. Comme j'étais étudiant et plutôt ferré en haute montagne, notre capitaine n'a pas manqué de me désigner comme futur officier, mais là j'ai regimbé, je me suis cabré et j'ai mis les pieds aux murs: pas question de donner des ordres dans une armée à la botte du Grand Capital; l'année d'après je passai donc en tribunal et fus condamné pour l'exemple mais avec sursis et sans être jamais rappelé, conformément au flottement d'une époque où l'obligation de grader se délitait en même temps que progressait la cause des objecteurs. Cela étant, je ne regrette pas d'avoir fait, par la suite, toutes mes périodes obligatoires, n'était-ce que pour rencontrer des mecs parfois intéressants et pour lire au fil de pauses de plus en longues, proportionnées à la vacuité stupide d'exercices qui ne nous apprenaient rien. Un lieu commun veut que l'armée suisse de milice soit un lien social, et c'est assez vrai, mais c'est également une base d'observations assez consternantes sur le pecus moyen coupé des siens et de son travail, à ne rien foutre que siffler des demis et rouler les mécaniques le soir dans les bars, comme tu l'as décrit.

Ce qui m'a cependant pas mal intéressé, et décidé finalement de me faire vider, c'est d'observer deux officiers aussi nuls l'un que l'autre, tous deux de droite (l'un même négationniste avéré) et méprisants, qui se sont comportés comme des tarés abusant de leur autorité sans comprendre que notre armée a gardé (souvent jusque dans les plus hautes sphères) quelque chose d'essentiellement démocratique et que ce qui reste sain dans ce pays se révèle dans ces cas-là. Notre capitaine, un faible criseux qui s'est fait arrêter des années plus tard pour complicité dans une affaire de blanchiment d'argent sale, a tout fait pour saboter la cohésion de notre compagnie de briscards, et le lieutenant facho s'est fait écarter de la troupe sur plainte de ses caporaux. N'empêche: j'en avais assez vu et j'ai donc trouvé un psy pour me déclarer inapte à l'exercice de tuer, juste bon à rejoindre les rangs des civilistes que tu as intégrés quarante ans plus tard. Or tu as eu la chance, au moins, de pouvoir te livrer à des activités d'un réel intérêt public, de travaux d'édition en prestations hospitalières, alors que nous aurons surtout glandé entre cafés et cafés. Bref, parlons plutôt littérature.

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Ou plutôt peinture, tiens, puisque tu évoques mes Cervin. Car voici qu'après les trois premiers, qui te reviendront comme promis, j'ai décidé d'en brosser cent, dont les premiers douze sont achevés. Cela peut sembler une lubie, mais j'y crois. Je me suis amusé à présenter la chose comme un concept à la mode; d'ailleurs c'est en visitant l'expo des autoportraits sérigraphiés d'Andy Warhol, il y a quelque temps à Sheffield, avec mon ami Bona Mangangu, que l'idée m'en est venue. Mais tu te doutes bien que dudit concept je me balance tout à fait: c'est mon seul plaisir de peinturlure que je vise, avec ce défi consistant à ne jamais se répéter sur le même motif cent fois revisité. Curieusement, je n'avais plus peinturé depuis des mois, mais le désir n'a cessé de me travailler, et tout à coup tout me vient tout seul comme si j'avais passé des nuits à l'exercice; et tout ce que j'ai vu de tous les Cervin, en août dernier à Zermatt et à chaque passage de la Haute-Route, mais aussi en regardant les monts de Savoie d'en face à toutes les saisons, et la Sainte Victoire tant qu'à faire, et tous les paysages et les visages de Turner et de l'Hodler de la toute fin genre abstraction lyrique américaine - tout ça me revient étrangement comme j'en rêvais à quatorze ans en me la jouant Utrillo dans le Vieux Quartier.

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Quant à Joël Dicker, ben oui: t'as qu'à le lire. C'est un livre super, pour parler ton langage. C'est un roman merveilleusement allant et délié, dont j'ai dit tout le bien que j'en ai pensé aussitôt que Bernard de Fallois me l'eut envoyé, lu en deux jours et relu depuis lors dans sa dernière version légèrement améliorée. Ce que tu me dis de vos propos "autour" de ce livre m'étonne aussi peu que tout cequi a été dit "autour" des Bienveillantes de Jonathan Littell, il y a quelques années, par des gens qui en jugeaient d'autant plus vite qu'ils ne l'avaient lu. Je me rappelle trop d'imbécillités injustes et jalouses dans les commentaires de mon blog, où j'avais recopié la totalité de mes trente pages de notes. Au reste, je ne compare pas du tout le contenu ni la portée de ces deux livres, mais je sais que La vérité sur l'affaire Harry Dicker est bien plus qu'un polar de plus en cela que c'est un roman portant sur le processus de la création romanesque enté sur la vie et le temps, une approche du possiblement vrai et de l'éventuellement faux, un regard sur les mécanismes aliénants de la société en matière d'édition ou de publicité, une histoire d'amitié et une drôle d'histoire d'amour, une interrogation sur les multiples mobiles aboutissant à une possible culpabilité, et tout cela sans qu'on ait l'impression qu'aucune thèse soit assenée, tout ça pris dans le mouvement de la vie avec tout ce que, dans la narration de genre, cela peut avoir de "téléphoné". On pourrait dire, à cet égard, que L'Amour nègre de Jean-Michel Olivier, qui a précédé Dicker au top des ventes, et plus encore dans une certaine rupture du ronron romand, a aussi quelque chose de "téléphoné" dans sa dynamique narrative, mais son jeu sur les marques et les "pipoles" est tout à fait décapant et révélateur comme peu de romans français contemporains.

Joël Dicker panacée d'un certain complexe romand ? Je n'en sais rien et je m'en bats l'oeil. Ce qui m'intéresse est comment il évoluera, de même que m'intéressent l'évolution de Quentin Mouron, la tienne et celle de mon ami Max Lobe, dont j'ai reçu hier avec joie le nouveau livre à paraître chez Zoé. Et la littérature romande là-dedans ? Ah mais qu'elle vive ! J'ai dit à Quentin qu'il avait eu tort d'en parler avec une sorte d'ironie condescendante dans les médias, il m'a répondu que son insolence n'était qu'un écho à tout le mal que je lui ai dit du calamiteux milieu littéraire romand, mais il va de soi que votre génération n'est pas plus hors-sol que les précédentes, même si de l'"âme romande" vous vous gaussez autant que moi ou que Dürrenmatt qui la réduisait au culte de la "rose bleue". Comme l'a montré Jean Ziegler en politiqe, la critique est partie intégrante de l'attachement à cette littérature et à ce pays qui sont les nôtres. Quant à la réaction de Joël Dicker aux propos de Claude Frochaux, tu as l'air d'en faire une agression de celui-là alors que c'est celui-ci qui a porté le premier coup avec un dédain dénué d'élégance. Je suis bien placé pour savoir tout ce que la littérature romande doit à Frochaux à L'Age d'Homme, mais Claude a peur de ce qui vient après 1960 où se sont arrêtés, selon lui, la littérature occidentale et le cinéma, la peinture et toute forme d'invention créatrice.

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Le drame de Claude est de ne trouver belle et folle que notre jeunesse, dans les années 60, et de tirer ensuite l'échelle derrière lui, conclusion d'une extraordinaire réflexion personnelle menée dans L'Homme seul, grand livre fascinant d'un esprit déterministe qui a réduit le monde à une sorte de fantasmagorie logomachique, avec une foison de réflexions pertinentes et d'observations justes. Bref, nous reparlerons du roman de Dicker quand tu auras daigné y mettre le nez. Pour ma part je retourne aux Frères Karamazov, que je lis en alternance avec la composition de mes notes quotidienne à l'isba qui constitueront la matière d'un nouvelle très vaste chronique kaléidscopique courant de 2008, date de mes retrouvailles avec Dimitri, au début de 2013, incluant de grandes lectures (René Girard, Annie Dillard, Dostoïevski, Gustave Thibon, Georges Haldas retrouvé, notamment), pas mal de voyages (notamment en Tunisie avec ma bonne amie) et des rencontres, des morts (de Maître Jacques, de Chappaz, de Georges Haldas et de Dimitri) et la vie qui va et rebondit.

Allez galapiat, je te quitte, lis bien, écris bien, vis bien. Je me réjouis de voir paraître ton livre et t'embrasse fort.

Ton vieux sapajou,

Jls


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