Magazine Journal intime

Christianisme et accord totalitaire : concile de Nicée, consubstantialité du Père et du Fils, etc.

Publié le 04 janvier 2013 par Deklo

Koji Wakamatsu - Violent Virgin

11562587 gal
Ayant travaillé sur plusieurs choses ces derniers temps, je vais faire quelque chose comme reprendre le fil un peu, avant d’attaquer quelque chose qui est venu beaucoup m’amuser… Alors on s’est occupé de décrire les mécanismes de l’usage du langage, de l’usage que l’on fait, on pourrait en faire un autre, un usage qu’on pourrait qualifier de différentiel et qui part du présupposé de l’accord. C’est-à-dire qu’à défaut de tomber sur le Vrai, ça bon… mais on remonte, on va plus en amont… on décrit ce présupposé qui veut qu’on va se mettre d’accord. Je l’ai attaqué par tous les bouts, aussi bien en moquant une procédure d’accord comme la mesure et le mètre, qu’en décrivant la logique coercitive de l’identification/différenciation par exemple dans l’architecture computationnelle. Et j’ai cherché des exemples, non pas dans d’autres cultures exotiques, mais ici, de procédures qui ignoraient la possibilité même de l’accord, la cuisine du Moyen-Âge ou le droit oral, le cinéma de Godard ou les improvisations de Kandinsky… etc. Il me semble de plus avoir démontré en quoi cet usage précis du langage conditionne le rapport politique, en quoi les mécanismes linguistiques organisent la société. Je ne sais plus si j’ai insisté assez sur ceci, dont je suis convaincu, qui veut que la démocratie ne peut pas connaître l’accord, que l’idée même est forcément totalitaire. Je crois bien qu’on a vu ensemble comment n’importe quel pouvoir et par exemple n’importe quelle monarchie ne procède pas de l’accord, mais de luttes et de rapports, comment l’accord est une illusion y compris dans les dictatures les plus strictes, tout autant qu’on aura observé aussi les modalités synallagmatiques, les échanges, les jeux de tolérance, les violences, les chantages, qui participent à la mise en place d’un pouvoir, avec comme curseur les noms, la loi, qui jouent sur les malentendus pour repousser les seuils de tolérance.

 

Bien. Il se trouve que j’ai trouvé un autre exemple parfaitement délicieux qui combine à la fois tout un jeu de seuil de tolérance et de malentendus sur des noms et la concentration d’un pouvoir politique. Cet exemple, je vais le chercher dans une période où l’Empire romain s’unifie en même temps que la religion chrétienne s’organise avant de devenir religion d’État sous Théodose. Évidemment, vous vous doutez bien qu’on ne saurait désigner un moment précis, la chose court et voisine. Mais pour la commodité de la démonstration, on prendra le Concile de Nicée en 325 comme un point arbitraire dans une prolifération qui s’effectue déjà bien avant et n’en finit pas de se poursuivre.

 

Je ne sais pas par quel bout le prendre. Il faudrait dessiner un contexte. En 312, l’Empereur Constantin se convertit à une religion qui est assez minoritaire, à savoir le christianisme, soit qu’un rêve l’est illuminé, soit que le dieu chrétien lui semble assez puissant pour asseoir son pouvoir, soit… Peu importe… Dans son livre Quand notre monde est devenu chrétien, Paul Veyne paraît ne pas douter de la sincérité du bonhomme. Et si Paul Veyne ne doute pas, alors… Il écrit : « ce fut, à mon avis, un homme qui voyait grand ; sa conversion lui permettait de participer à ce qu’il considérait comme une épopée surnaturelle, d’en prendre la direction et d’assurer ainsi le salut de l’humanité ». Dans l’Histoire, des gens qui arrivent comme ça et qui utilisent une religion pour consolider leur pouvoir, on ne les compte plus. La question de savoir s’ils sont sincères ou fous importe peu. On peut noter la corrélation, si ce n’est le rapport de causalité, entre religion et pouvoir mégalomane, mais bon… Je dis l’Empereur romain, mais je devrais dire l’un des empereurs puisqu’ils sont au nombre de… disons… cinq. Bien, on a donc d’une part un type qui va chercher à… comment dire… engloutir tout l’Empire et se débarrasser des quatre autres. Il faut la garder en tête, cette ambition de centralisation du pouvoir. Dans l’épisode 9 du documentaire l’Apocalypse de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, Bart Ehram affirme (à la 6e minute) : « Constantin a vu dans le Christianisme quelque chose d’important pour l’unité de son Empire. » Il ajoute : « Le Christianisme repose sur la croyance en un seul dieu », « c’est une religion qui privilégie l’unité », avant de conclure : « Constantin soutient cette vision unitaire du Christianisme pour unifier son Empire ». Sur la même question Anne Pasquier poursuit (à 7’30’’) : « Pour Constantin, le christianisme peut avoir été une façon de cimenter l’Empire. Cet Empire romain qui est constitué de multiples provinces très différentes. »

 

Par ailleurs, on a ces courants chrétiens qui n’en finissent pas de ne pas se mettre d’accord du tout. On voit des courants diverger depuis même la mort de leur prophète entre ceux qui considèrent leur religion dans la continuité du judaïsme et ceux qui, rejoignant les gentils et les païens, semblent s’éloigner de plus en plus du judaïsme… « Une multitude de chrétientés se développe au cours du deuxième siècle », écrit Paula Fredrisken au début de son From Jesus to Christ : The Origins of the New Testament Images of Jesus, avant d’énumérer les communautés qui se forment autour de tel évêque, les courants, les croyances, les interprétations des uns et des autres… Trois siècles après la mort de leur prophète, avec des foyers de christianisme un peu partout, on a toutes sortes de façons. Il faut voir qu’il n’y a pas une seule et unique autorité, vous pouvez vous faire excommunier par un évêque ici et trouver refuge chez un autre là. Il n’y a personne pour dire le vrai donc. On peut noter que plutôt que de se laisser tranquilles vaquer à leurs superstitions et se réjouir de toutes ces variations, chaque courant « voit les autres comme hérétiques et légitime ses propres vues en prenant appui sur des critères variés » (Ibid.) (je fais une traduction très grossière). Ce goût de l’accord est somme toute curieusement prononcé, assez pour que non contents de se chercher querelle entre eux, ils ressentent le besoin de « se définir soi et son groupe », contre les « ‘Juifs’ comme une abstraction théologique qui devient l’antitype chrétien » (Paula Fredrisken, Jesus, Judaism, and Christian Anti-Judaism). Vous devez bien imaginer comme mon oreille se dresse à voir poindre ce goût du rapport identifiant/différentiant et comme ça va venir faire mon affaire… Que le goût de l’accord entraîne forcément des désaccords et des querelles, j’imagine que cela va sans dire… J’ai coupé la citation d’Anne Pasquier que je reprenais plus haut et qui continuait ainsi : « [Constantin] a pu voir le christianisme comme une façon de cimenter l’Empire romain, mais il a vite déchanté. Parce que loin d’être un ciment, il s’est vite aperçu qu’au sein du christianisme, il y a des discussions… il y a différentes formes de christianisme, des gens qui ne s’entendent pas entre eux et qui menacent la sécurité de l’Empire. La première chose qu’il va faire c’est de s’occuper de la question »…

 

Ce goût de l’accord est d’autant plus surprenant, qu’ils sont entourés de gens polythéistes, c’est-à-dire de gens qui font leurs affaires avec leurs dieux. Il faut voir comme le rapport est lâche et négligeant avec les dieux polythéistes qui n’ont même pas créé l’humanité, qui ne sont jamais qu’une troisième espèce après l’humain et l’animal… Paul Veyne, dans le même bouquin, note la différence : « entre ce Dieu [chrétien] et ses créatures le rapport était permanent, passionné, mutuel et intime, tandis qu’entre la race humaine et la race des dieux païens, qui vivaient surtout pour eux-mêmes, les relations étaient pour ainsi dire internationales, contractuelles et occasionnelles ». Bon, il y a un truc avec le monothéisme et le goût de l’accord décidément…

 

Je vais continuer par procéder par touches un peu décousues… Emmanuelle Main, dans l’épisode douze de l’Apocalypse, émet une hypothèse… Elle précise bien que c’est une hypothèse, et elle a l’air d’avoir conscience qu’elle repose plus sur une impression que sur quelque chose de solide mais c’est une jolie hypothèse, que les chrétiens ont une foi qui aurait besoin d’être rassurée (à la 41e minute) dès lors qu’en tant que Gentils, ils reconnaissent le messie d’Israël, qu’Israël, que ça regarde pourtant, ne reconnaît pas.

 

Je voudrais ajouter une autre touche, vous ferez les associations vous-mêmes… Je voudrais que vous ayez en tête ceci qu’on peut considérer que les chrétiens n’ont pas vraiment de textes sur lesquels s’appuyer. Bien sûr, des textes, toutes sortes de textes circulent, mais le canon du Nouveau Testament, c’est-à-dire le moment où on se met d’accord sur quel textes garder parmi tous ceux en circulation pour composer le Nouveau Testament, sera construit assez tard… On aura des versions de certains courants au milieu du 2e siècle (le Canon de Marcion) et sans doute qu’on arrivera à l’idée de quelque chose de définitif vers la fin du 4e siècle… On voit bien qu’aucune autorité ne pourrait imposer un Canon de toutes façons… Vous pressentez, je suppose, comment on va passer d’un Empire au pouvoir éparpillé et aux religions et aux dieux éparpillés, à un pouvoir centralisé s’appuyant sur une religion centralisée et un dieu unique… Vous pressentez la modification profonde…

 

Bon on a donc dessiné une espèce de superstition éparpillée qui porte en elle le goût de l’accord et une curieuse approche par rapport identifiant/différentiant. Essayons d’esquisser maintenant de quoi pouvait bien retourner cette querelle qui amena Constantin à convoquer le Concile de Nicée pour amener les chrétiens à régler leurs affaires… Il faut prendre les choses un peu avant… Il faut regarder cette espèce de pensée philosophique qui conçoit un dieu suprême, qui, « bien que l’ultime source de tout, n’était en aucun cas son créateur. Créer ou même ordonner un quelconque faire, cela aurait implicitement engagé l’Unique dans le temps et le changement » (Paula Fredrisken, Jesus, Judaism, and Christian Anti-Judaism, p. 20). « Ainsi, dans les systèmes païens, comme plus tard dans ceux juifs et chrétiens, des intermédiaires divins, des démiurges ou Logos (une personnification d’une intelligence divine) ou des anges faisaient le travail ». C’est une très jolie idée, ça, que dieu ne peut pas être impliqué dans les choses matérielles, forcément imparfaites, mais que des démiurges se chargent du travail. Vous voyez comme il n’est comptable de rien, c’est merveilleux. Le fusible que c’est, un démiurge, que vous pouvez charger comme une mule ou un pétard ou quel que soit ce qu’on charge… Ca fonctionne comme les favorites des rois avant Louis XVI ou les premiers ministres de la Ve République… Ils auraient du garder cette idée, à mon avis, elle était parfaitement astucieuse, ça leur aurait éviter bien des tracas. Enfin bon… Cette idée d’un dieu qui se repose et de démiurges qui s’agitent, on la trouve évidemment dans le Timée de Platon. Je ne peux pas ne pas noter ici que ce texte commence par une longue… je ne sais pas comment appeler ça… réflexion sur l’organisation de l’État… La coïncidence est remarquable… Et dans ce texte, après avoir essayé d’organiser et d’ordonner toutes sortes de choses selon leurs natures et leurs fonctions, on trouve cette ponctuation : « toutes choses étaient d’abord sans ordre, et c’est Dieu qui fit naître en chacune et introduisit entre toutes des rapports harmonieux, autant que leur nature admettait de la proportion et de la mesure ». En quelque sorte, ce n’est pas moi qui fais le lien dieu-état-ordre différentiel, il a l’air d’aller de soi… Si je disais maintenant que la religion ne sert qu’à mettre l’organisation, l’idée qu’on s’en fait, l’action qui en découle, au pas de la parole, j’aurais l’air de sortir d’une boîte comme un diable, alors je ne dirais rien…

 

Il faut avoir en tête, à mon avis, pour saisir ces théologies, cette chose qui veut qu’on ait affaire à des sortes d’exercices de styles, des compositions à partir d’éléments qui sont posés là et qu’il faut bien organiser les uns avec les autres. Si l’entreprise de la théologie, c’était de remettre en cause, de fracasser, de défier, ça s’appellerait autrement, la philosophie par exemple, encore que… Il faut voir cette propension de l’activité humaine à perler la parole, comme ces mollusques qui sécrètent des couches et des couches de carbone de calcium sur les grains de sable qui pénètrent leurs coquilles. Plutôt que de rejeter le grain de sable, le corps humain va sécréter toute la parole qu’il peut. On retrouve cette propension sans cesse, elle accapare l’activité humaine… J’aime beaucoup prendre des exemples qui n’ont rien à voir. Sur cette propension à perler la parole, j’en ai un qui me plaît beaucoup… C’est cette exposition de Sophie Calle dans le Pavillon français à Venise, où elle soumettait une lettre de rupture à 100 femmes, actrices, commissaires de police, auteures, autres… et où l’on voyait ces femmes s’emparer et perler ce texte, soit le jouer, soit l’analyser avec des outils pseudo-lacaniens, soit… Eh bien sur ces 100 femmes, il se trouve qu’il n’y en a qu’une qui a refusé. Ca nous fait une bonne moyenne ça, 1% qui refuse de perler un présupposé… Une auteure, Christine Angot, qui, dans un geste dont elle a le secret, déchire ce qu’elle a commencé à écrire et dit non. Inutile de dire que c’est ce seul geste qui sauva la proposition de Sophie Calle, en tant que cette proposition pouvait admettre le refus donc… La commissaire de police – je regrette de ne pas connaître son nom, c’est désobligeant – ayant subtilement décliné aussi, en rappelant qu’on ne porte pas plainte pour des affaires de cœur, on peut ramener notre pourcentage à 1,5. Ca tombe bien, les statistiques ne tombent jamais rond, sans qu’on sache si c’est un gage de sérieux ou de fantaisie… Ce qui va être joli à regarder dans la théologie, c’est l’originalité de tel ou tel agencement, l’astuce, la ruse ou la subtilité de la composition.

 

Je voudrais ajouter que l’échafaudage est d’autant plus périlleux, en ce qui concerne la théologie chrétienne, qu’il s’appuie sur des textes qui n’ont rien à vois les uns avec les autres, qu’il est voué à organiser des éléments parfaitement exogènes entre eux. Le dieu de l’Ancien Testament est tempétueux, querelleur, menaçant, quand celui du Nouveau Testament est amour. La contradiction tracasse dès les premiers chrétiens : « Quel lien pourrait-on faire entre la déité martiale du livre des Juifs, trempé dans le sang, et le Christ et ses évangiles ? » se demandent ceux qui suivent les enseignements de Valentin et de Marcion entre le 1er et le 2e siècle (Paula Fredriksen, Augustine and the Jews). Et puis, on l’a vu, on va y revenir, l’organisation chrétienne baigne dans des traditions philosophiques polythéistes… Comment lisser, polir et rendre cohérents cette multitude de dieux ici et ce dieu unique là ?…

 

J’aimerais faire un détour. Ca nous éloignera un peu de notre propos, mais l’anecdote est savoureuse… J’aimerais m’arrêter un instant sur Valentin précisément et sur l’audace amusante de son approche. Valentin s’inscrit dans le courant gnostique, qui sera rapidement considéré comme hérétique… Il faut voir quels éléments il a dans les mains pour mettre au point sa composition. Un dieu suprême donc, qui ne s’implique pas dans le temps ; le corps humain et la matière qui ont l’air plus qu’imparfaits ; et Jésus au milieu de tout ça… Je schématise… mon idée c’est de comprendre l’articulation, pas de regarder dans le détail… Paula Fredriksen moque impitoyablement l’approche de Valentin. C’est assez drôle pour mériter un large extrait : « Clairement, décidait Valentin, le dieu qui apparaît dans l’ouverture de la Genèse n’était pas le plus haut dieu, précisément parce qu’il était impliqué dans la création de la matière. (Philo, plus tôt, a subtilement résolu ce problème en attribuant le travail au Logos de dieu et ses anges). Mais de plus ce dieu était un dieu ignorant, ce qui énonce son bas statuts : Il ne pouvait pas trouver Adam quand il le cherchait, mais a du l’appeler et il ne savait pas ce qui se tramait dans le jardin avant de demander. Mais de plus… » La citation est tout autant hilarante qu’accablante… « …de plus, il n’était pas bon, mais malveillant. Quoi d’autre pouvait expliquer son désire de tenir Adam et Eve éloignés du savoir du bien et du mal ? Ainsi, Valentin concluait, les deux vrais héros de l’histoire sont le serpent et Ève. » (in Jesus, Judaism and Christian Anti-Judaism, p. 23). Bien, je ne vois pas qu’on ne rit pas d’une naïveté aussi maladroite… Mais la citation est injuste. Valentin est bien plus subtile. Il multiplie les niveaux de sagesse pour se retrouver avec un dieu transcendant d’une part, d’autre part une sorte de sagesse déchue, inférieure, celle humaine, celle dont provient la matière et une sagesse disons… supérieure, celle de Jésus, qui va combiner les éléments pour engendrer le dieu créateur, un démiurge donc. Ce qui fait que le démiurge créateur est mauvais, c’est que la Gnose, la connaissance, est cachée dans le fruit défendu. Il faut voir comment les gnostiques retournent le truc. Et c’est par la Gnose qu’on se dépêtre de ce qui nous tourmente et qu’on… alors je ne sais pas comment dire une chose pareille, c’est quand même vraiment très éloigné des choses que je prends au sérieux… se révèle, atteint l’absolu, la lumière, autre, etc. Alors, forcément, un démiurge qui refuse la connaissance aux hommes, même cachée dans le fruit, est mauvais… Toute la subtilité, la parade, le court-circuit, la subsumption va consister à tenir cette idée de l’origine spirituelle de la matière. Valentin multiplie les entités et les combinaisons, les relations, les enchevêtrements et les degrés entre matière et spirituel, parfait et imparfait… et, comme les autres gnostiques, retourne les concepts, où l’on voit que le Serpent est un sauveur et que le Cosmos est mauvais… Vous devez pressentir comme le paradigme est sophistiqué et comme le travail qui va mener à la « rédemption » ou autre est méticuleux devant un tel enchevêtrement… Là alors, c’est forcément délicieux. Il faut voir l’effort d’une pareille combine, le panache du geste. Je veux dire, ce n’est pas parce qu’on est convaincu que l’on est devant un fatras de sornettes délirantes qu’on ne peut pas savourer la technique, ce serait bouder son plaisir… On ne peut pas trouver toute cette activité folle et désespérée au moins émouvante.

 

Bien… Je pense qu’on se fait une petite idée des préoccupations des chrétiens aux premiers siècles et de la façon dont ils s’y prennent pour combiner et organiser leurs compositions théologiques à partir d’éléments à ce point exogènes assez pour revenir à notre problème et regarder cette fois Arius, celui, donc, qui justifia que Constantin convoque le Concile de Nicée… Dominique Cerbelaud, dans l’épisode 9 de L’Apocalypse, effectue un long développement pour esquisser la fonction… si je peux dire… je devrais sans doute dire le status… de Jésus. Il part (à partir de la 26e minute), du verset 22 du chapitre huit du Livre des Proverbes qui fait dire à quelque chose comme la sagesse : « Le Seigneur m’a acquise, principe de sa voie »… Selon Cerbelaud, cette sagesse « est issue de la sphère divine », elle « a pris part à la création du monde » et « reste une sorte d’intermédiaire entre le divin et l’humain ». Il précise, on voit bien en quoi ça importe, que la traduction grecque choisira « créée » plutôt qu’« acquise ». Il continue : « pour les Juifs, qui vont méditer ces textes, il s’agit de la Torah » et explique : « la seule façon possible pour dieu de se révéler… », il s’interrompt et reprend : « la seule façon possible pour les hommes de le connaître, c’est la Torah ». Il poursuit en remarquant la lecture différente que font les chrétiens, puisque, pour eux, « la sagesse, c’est le Christ »… « pas seulement de Jésus historique, d’un Christ métaphysique… », « un Christ qui préexiste à Jésus historique ». Il fait le lien entre sagesse et verbe : « la parole a pris chair, elle sera donc identifiée à Jésus de Nazareth ». On en est à la 30e minute… J’aimerais prendre le temps de poser les choses sans me perdre dans les détails… Cerbelaud souligne que le rapport du Christ à Dieu reste flou. Puis il aborde la question d’Arius (32’) qui « dit une chose jusque-là restée latente », à savoir que « cette sagesse Christ », « Dieu la créée ». Il conclut : « Voilà comment Arius a provoqué une crise dans une situation qui restait un peu floue jusqu’à lui ».

 

Et en effet, Arius expose ses vues dans son texte Thalie, dont on peut trouver des extraits : « le Fils n’existait pas de tout temps ». Il continue : « le Verbe de dieu » « n’était pas avant de devenir ; mais il a lui aussi une origine du fait d’être créé ». Arius considère Jésus comme un démiurge : « Dieu était seul, et il n’y avait encore ni le Verbe ni la Sagesse. Puis, comme il a voulu nous créer, alors, oui, il a fait un certain être, et il le nomma Verbe et Sagesse et Fils, afin de nous créer par lui ». Il pousse la provocation très loin dans cette hiérarchisation : ce Fils, « ce qu’il connaît et voit, il le connaît et le voit en fonction de ses propres limites, ainsi que nous-mêmes connaissons selon notre propre puissance ». Et insiste : « Non seulement le Fils ne connaît pas le Père exactement – car son pouvoir de comprendre ne suffit pas –, mais le Fils lui-même ne connaît pas sa propre essence ». Puis il dissocie les essence du Père, du Fils et du Saint-Esprit qui restent « étrangères, sans lien aucun, sans rapport ni participation mutuelle ».

 

Bien… La querelle, on la voit s’articuler… Elle va opposer des courants qui précisent chacun le rapport entre le Christ et Dieu… A côté d’Arius, on peut dessiner deux pôles par exemple, un qui veut que Jésus soit un homme adopté par dieu que mentionne Irénée de Lyon dans son Contre les hérésies… et un autre qui conçoit le Christ et Dieu comme des modalités d’une même divinité… que mentionne Basile de Césarée dans sa Lettre CCV. Pour répondre à ces hypothèses et affirmer la divinité du Christ sans le fusionner avec Dieu – sinon qui vit la passion ? – il faut soutenir sa consubstantialité avec Dieu. C’est la seule parade conceptuelle possible pour tenir dans un geste et le monothéisme et la divinité du Christ.

 

C’est donc après toutes sortes de conciles qui viennent chercher les poux d’Arius, que Constantin convoque ce Concile de Nicée. C’est le premier grand concile œcuménique de l’Histoire de l’Église. La consubstantialité du Père et du Fils est donc bien affirmée… Le début du Credo dit ceci : « Nous croyons en un seul Dieu, Père tout-puissant, Créateur de toutes choses visibles et invisibles ; et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, engendré du Père, c'est-à-dire, de la substance du Père. Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu ; engendré et non fait, consubstantiel au Père ; par qui toutes choses ont été faites au ciel et en la terre. » On peut remarquer que la Trinité n’est pas encore mise au point, elle est mentionnée à la fin du Credo … C’est très curieux à suivre, ces discussions pointilleuses. Elles ne servent pas à rien, elles servent quand même à ne surtout pas poser la seule question qui veut que ces histoires de dieu et de Jésus sont des foutaises. En posant ainsi ces querelles, on voit bien que quel que soit le courant, on valide de toutes façons le présupposé dieu/Jésus… Après, il n’y a pas de raison de ne pas admirer la sophistication des parades… C’est donc autre chose qui va venir m’intéresser, si on veut retomber sur nos pattes après tous ces détours… D’abord, c’est la volonté de Constantin d’unifier les Églises, sa présence même au Concile, les tractations auxquelles il prend part pour faire signer les évêques montre bien le lien entre centralisation du pouvoir politique et unification de la religion… dans l’épisode 9 de l’Apocalypse, Ramsay MacMullen décrit (39’30’’) : « L’Empereur allait personnellement d’un évêque à un autre, avec un bout de papier qu’il leur demandait de signer ». Enrico Norelli poursuit : « Tout le monde doit signer, parce que l’Empereur veut qu’on signe. Il lui importe qu’il y ait une unité formelle »… Il continue : « Plus que la formation d’une orthodoxie, je parlerai de son contrôle politique ». On remarquera par ailleurs que ce Concile met au point l’anathème qui condamne un hérétique dans tous les diocèses et non plus seulement localement. Mais je voudrais m’attarder sur un point qui m’amuse beaucoup… Je dis et répète que les Noms, les Lois sont des curseurs des seuils de tolérance des forces en jeu… Que la loi pointe le seuil où c’est tolérable de part et d’autre parce que c’est mal dit, c’est-à-dire malentendu. J’insiste : le Nom, la Loi ne sont pas des points d’accord, mais des points de suspension d’accord, des parades qui, avec une mécanique qui pose l’accord en présupposé, contournent pourtant bel et bien l’accord. Eh bien nous y voilà, avec ce concile qui fait un tour de passe passe avec un credo assez vague qui, loin de résoudre les problèmes, amènera à convoquer d’autres conciles encore et encore… : « L’accord négocié à Nicée est si subtile qu’il sera la source de nouvelles et interminables querelles » entend-on à la 38e minute de l’épisode 9 de l’Apocalypse. Vous savez que l’expression « ne pas bouger d’un iota » vient des pinaillages de ce Concile. Je recopie l’étymologie : « les nicéens soutenaient que le Fils de Dieu était ὁμοούσιος(homooúsios), « consubstantiel, de même substance » que Dieu, alors que les (semi-)ariens soutenaient qu'il était ὁμοιούσιος(homoioúsios), « de substance semblable » (seul un iota distingue les deux mots) »… C’est toute la magie de la langue de faire que semblable puisse signifier différent, mais bon… Leurs querelles auront décidément traversé les siècles…


Retour à La Une de Logo Paperblog