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Frédéric, Aristide et Pierre-Marcel

Publié le 10 décembre 2012 par Descaracteres @descaracteres

Clichés

Texte : Emmanuel Cognat

portrait de famille

Illustrations : Élodie Couvé

C’était l’ancêtre Joseph qui les avait installés là. Lui qui défiguré par un coup de sabot, n’avait jamais accepté qu’on lui tire le portrait. L’allure de leur port et la finesse de leurs traits l’aidaient à se défendre contre les sempiternelles lamentations de sa geignarde Germaine. Elle ne supportait pas que sa laideur retentisse sur leur vie sociale…

Mais ce n’étaient là guère que les premières scènes de ménage dont ils devaient être les témoins.

Le trisaïeul Alphonse et son épouse Bertille avaient pris le relais de leurs parents. Matin, midi et soir, et une fois de plus les jours chômés, ils s’ébouriffaient. La pauvresse était morte un dimanche, au sortir de la messe, après avoir poussé son premier hurlement. Apoplexie. Alphonse l’avait beaucoup pleurée mais il n’avait pas tardé à remettre le couvert. Anselmette avait remplacé Bertille. Elle, cassait des assiettes pour marquer sa colère, à l’occasion sur la tête du vieillard. Il n’y avait pas résisté longtemps.

Trisaieul Alphonse

Le bisaïeul Robert était d’un autre genre. Combien de jupons avait il relevé au beau milieu des escaliers ? Combien de servantes avait-il troussées à la hâte ? Combien de décoctions préparées par le Dr Durieux avait-il absorbées pour soigner ce chancre récidivant ? Pas d’héritier officiel mais presque autant de bâtards que de cartouches tirées.

Bisaieul Robert

Les enfants du bisaïeul Robert. Cela leur rappelait les innombrables générations de morveux qui s’étaient tour à tour présentées devant eux, pointant un doigt émerveillé vers une moustache lustrée ou mimant d’un air canaille un strabisme divergent. Nul n’avait jamais remarqué les insignes dont ils étaient si fiers.

Peut-être parce qu’il était de plus humble condition et d’une intelligence inversement proportionnelle, c’était l’aïeul Jean-Pierre qu’ils avaient finalement préféré. Les repas animés en famille autour de la grande table de chêne. Les longues soirées de palabres éclairées par une flamme discrète. La farandole de redingotes et de noires voilettes lorsqu’il était revenu du front, allongé et froid.

Plusieurs années de langueur s’étaient écoulées après la mort de l’aïeul. Autant de centimètres de poussière s’étaient répandus sur les meubles recouverts d’un drap de mauvaise toile. Souris et scolopendres avaient investi murs et planchers. Mais eux avaient continué de veiller, front haut et col amidonné.

Un beau jour, portes et volets s’étaient rouverts et était entré Pierre. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour chasser la poussière et redonner à la bâtisse son allure d’autrefois. Mise à part l’installation électrique, il n’avait d’ailleurs rien changé à la décoration. Pierre était un cérébral. Un mélancolique qui passait de longues heures à lire ou à écrire sous la lumière insuffisante d’une petite veilleuse. Toujours seul. Jusqu’à ce jour, alors qu’il ne montait plus à l’étage depuis plusieurs années déjà et commençait à peiner en gravissant les marches du perron, ce jour de février où il avait fait visiter la demeure à un jeune homme à l’air détaché, vêtu d’une chemisette de sport et d’un pantalon de tweed ajusté, sa chevelure argentée retenue par des lunettes aux montures dorées.

Cet homme, c’était Simon, son fils. Il n’était revenu qu’une fois depuis le décès de Pierre, accompagné de deux femmes à qui il donnait régulièrement du « chère collaboratrice ». Elles lui avaient demandé qui étaient ces personnages qui les regardaient depuis le mur de la salle à manger. Il n’avait pas su quoi répondre. « Des ancêtres oubliés… ». La nuit suivante avait été peuplée de feulements et de vibrations. Puis ils étaient partis.

Simon ne reviendrait sans doute jamais.

Peut-être son fils un jour ?

D’ici là, les vieux clichés ne quitteraient pas la famille…



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