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Alejandra Pizarnik, Cahier jaune et L’Enfer musical

Publié le 02 février 2013 par Angèle Paoli
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune et L’Enfer musical,
Ypsilon éditeur, octobre 2012.
Traduction & postface de Jacques Ancet.


Lecture d’Angèle Paoli

…CE « LOUP GRIS… LA TUEUSE VENUE DU LOINTAIN… »

« Je parle avec la voix qui est derrière la voix et j’émets les sons magiques de la pleureuse »
(L’Enfer musical, « En pure perte »)



« “Déchire le voile”, dit la voix. Derrière il y a quelque chose qui me parlera avant que je meure. » Ainsi se clôt, à la date du mercredi 21 janvier, la page du Journal 1960 d’Alejandra Pizarnik. Quelle révélation la jeune poète argentine attend-elle de ce geste ? Cent fois renouvelé, cent fois aboli, cent fois remis en question, ce geste est sans cesse soumis aux multiples contradictions qui déchirent la personnalité, le visage, les voix d’Alejandra. La mort rôde autour de l’apatride, familière et présente jusque dans les dialogues incessants que le « je » entretient avec les diverses formes du moi. Déchirer le voile ? N’est-ce pas aller au devant de la peur qui tenaille au ventre et peuple le sommeil de fantômes insoumis ? N’est-ce pas libérer les figures, obsessionnelles figures, simulacres de vie qui enserrent dans un étau, leur laisser libre vagabondage entre les failles ? N’est-ce pas, portée par la tentation permanente du suicide, aller au devant la mort ? « Ne pas oublier de se suicider », écrit sans ambages Alejandra Pizarnik (Journal 1962), à la date du 30 octobre.

Et la peur ? D’où vient-elle ? Et pourquoi ? « Quelque chose t’obsède, t’angoisse, te renvoie à une zone épouvantable, où il n’y a que peur, peur, peur encore », écrit-elle en mai 1961.

« Et pourquoi/cette peur ? »


Ainsi s’ouvre L’Enfer musical, sur cette interrogation qui taraude Alejandra Pizarnik et traverse son œuvre en un martèlement obsédant. La peur, comme la voix, est multiple. Il existe, dit la poète argentine, toute « une gamme de peurs », depuis les peurs liées à l’enfance et aux « présences inquiétantes » de la nuit jusqu’à la terreur de la folie qui guette. Angoisses et délires, obsessions de la mort, fissure du moi scindé en un kaléidoscope d’autres « moi », surgissement imprévisible de voix, voix dans ses os, voix sous les voix ou derrière les voix, liées les unes aux autres par stratifications contradictoires. « Je ne peux pas parler avec ma voix mais avec mes voix », annonce Alejandra dans le premier vers de « Pierre Fondamentale », premier long poème en prose de L’Enfer musical. Peur suscitée par la quête désespérée d’un lieu unique, d’une patrie où se rassembler, où trouver la vraie rencontre fusionnelle.

« Je voulais entrer dans le clavier pour entrer dans l’intérieur de la musique pour avoir une patrie », écrit Alejandra Pizarnik dans ce même poème. Avoir une patrie, une même et unique patrie en laquelle faire s’unir l’être et l’espace. Désir que seul le refrain d’une composition musicale pourrait rendre accessible. Mais la musique bouge ; elle est mouvement insaisissable ; elle échappe à toute fixité. Le refrain se dérobe à son tour et l’espoir de trouver un centre solide se trouve anéanti. L’univers de la musique, tout comme celui de la mémoire ― « cette étoupe »/« cette steppe » ―, se révèle être un univers trompeur, fait d’illusions et de mensonge. « Alors j’ai abandonné la musique et ses trahisons car la musique était plus en haut ou plus en bas, mais pas au centre, au lieu de la fusion et de la rencontre », écrit Alejandra dans « Pierre Fondamentale ».

« Pierre fondamentale ». La poésie est-elle ce « chant que je traverse comme un tunnel » ?

Pierre angulaire sur laquelle se construit le recueil Cahier jaune, ce long poème en prose réparti en paragraphes distincts, est marqué par les signes doubles qui jalonnent l’écriture ― sédentarité/errance ; temple/temps ; unité/nudité ; nuit/unité. Les fondations de l’édifice du moi sont mises en péril par des forces hostiles à la volonté de fusion, forces qui voudraient intimer le silence aux voix qui sont siennes et s’ingénient à vouloir prendre possession, à leur place, de sa personne.

« …et j’ai su où réside cette chose si autre qui est moi,
qui attend que je me taise pour prendre possession de
moi et drainer et perforer les assises, les fondations,
cela qui, issu de moi, m’est hostile, qui conspire,
prend possession de mon terrain vague… »

Soumis à un tourbillon d’élans contraires, le moi se déchire, aux prises avec une sorte de « dialogue impur ». Dialogue nécessaire pourtant, qui libère les ombres familières des « murs qui se rejoignent qui se rapprochent ». Ailleurs, dans le poème « Noms et figures » (E.M.), le dialogue est un « double monologue entre moi et mon antre luxurieux », ce « trésor des pirates enterré dans ma première personne du singulier ». Le pronom « je », omniprésent dans les textes en prose d’Alejandra, est un cimetière où gisent les figures tout à la fois sombres et solaires de l’enfance ; « une chambre sauvage » que le sommeil exhume de sa léthargie. Ailleurs encore, le « je » est pris dans les rets de cercles qui se confondent, s’incluent et s’emboitent les uns dans les autres, semblable à la spirale d’un ouroboros qui puise ― dans l’espoir d’une naissance ou d’une résurrection ― son essence dans la fusion de la fin et du commencement. Ainsi du très beau poème de « L’Obscurité des Eaux ».

« J’écoute le bruit de l’eau qui tombe dans mon sommeil. Les mots tombent comme l’eau moi je tombe. Je dessine dans mes yeux la forme de mes yeux, je nage dans mes eaux, je me dis mes silences. Toute la nuit j’attends que mon langage parvienne à me configurer… »

Quel remède, alors, contre la peur ? Écrire, oui, sans aucun doute ! Rien n’est moins aisé cependant car l’écriture est soumise à l’épreuve du doute, à un questionnement incessant qui mine Alejandra Pizarnik, du plus profond d’elle-même. À quoi bon écrire puisqu’il n’y a rien, puisque la mort est imminente ? « Où cette écriture la conduit-elle ? Au noir, au stérile, au fragmenté », peut-on lire dans L’Enfer musical. Et pour qui écrire ? Car, de même que la poète redoute le retour de la « vieille terreur » de « n’avoir parlé de rien avec personne » (C.J., « En l’honneur d’une perte »), l’une des angoisses majeures d’A. Pizarnik réside dans l’absence de destinataire. (« infortune Tangible absence » in Cahier jaune. Sans parler de l’inanité du langage, de son incapacité à dire, à traduire le peu que l’on voudrait mettre en mots.

« ― Chiennerie de mots. Comment mes mots pourront-ils déterminer une syntaxe ? Tout s’articule dans le corps quand le corps dit la force adjectivable des désirs primitifs », s’insurge A.P. (C.J., « Maison de Rendez-vous ».)

Cependant, même si le langage n’est qu’un « piège », qu’une « mise en scène de plus », il offre un univers fantasmatique riche de signes qui font sens et permettent au moi éclaté de se rassembler, même si ce fusionnement se fait par le biais de figures et de visions inquiétantes qui se déplacent, « bougent, combattent, dansent, perdent leur sang »... Et, paradoxalement, permettent de trouver dans ses « rumeurs désespérées » une forme de re/connaissance. Figures omniprésentes, poupées et fillettes dialoguent avec Mme. Lamort (non sans un certain humour). Alice n’est pas loin, parfois, d’Alejandra :

« ― Quelle sensation psychédélique ! ― s’exclama A. ― Je dois être en train de rapetisser comme un taureau observé de très loin par un oiseau myope qui a quitté ses lunettes », trouve-t-on sous la plume d’Alejandra dans « L’Homme au masque bleu » (C.J.).

L’écriture est donc bien là, dans ce centre unificateur auquel la jeune femme aspire. Une autre question obsédante ravive les inquiétudes de la poète : qui va-t-elle trouver au centre, sinon cette « inconnue que je suis, mon émigrante de moi » ?

Il faut pourtant se résoudre. « J’écris contre la peur. Contre le vent et ses serres qui se loge dans mon souffle » peut-on lire dans le poème «  Yeux primitifs » (E.M.). Ainsi la peur est-elle à la fois le point de départ de l’écriture et son aboutissement. Car « Là où la peur ne raconte ni contes, ni poèmes, elle ne forme pas de figures de terreur et de gloire » (ibid.). Céder à la tentation de la page, donc. Mais alors céder aussi à la tentation de la prose. Cette idée de la prose, autre leitmotiv sous la plume de la poète, se fait de jour en jour plus précise, plus tenace, plus exigeante. Elle rythme sa vie et le journal qu’Alejandra lui consacre. « Je veux écrire en prose », écrit-elle déjà dans Journal 1959. « Je sens de plus en plus que mon domaine est la prose. Poème en prose ou n’importe quoi en prose. Je ne peux pas faire des vers dans un langage étranger et exécré. Je veux le mimer mais en prose » (Journal 1967). Ou encore : « Désir (et terreur) de lire aussi Lautr. Désir d’apprendre le poème en prose. Désir de composer un petit livre de poèmes avec mes poèmes. Ce désir doit être faux. » (Journal 1968).

Ainsi naissent Cahier jaune [J, de la couleur de la chemise dans laquelle A.P. a rassemblé les proses ayant trait aux « thèmes enfantins ». Mais il existe aussi, entre autres, un Cahier vert. Et si l’on retrouve le jaune dans l’ombre jaune de « Maison de rendez-vous », la couleur dominante de la poète est la couleur « lilas »], ensemble de proses écrites de 1961 à 1972 et restées inédites jusqu’à ce jour, et L’Enfer musical, dernier livre d’Alejandra Pizarnik, publié en 1971 à Buenos Aires. Écrire pour construire une figure/sa figure, et trouver le centre. Pour cela travailler le texte, le resserrer à l’extrême. « Faire le poème pour se déployer dans son espace, s’ériger en lui, telle une statue » (Journal 1963). Pour la grande lectrice et traductrice qu’est Alejandra Pizarnik, les maîtres en la matière sont ― outre les grands auteurs de langue espagnole (Borges/Paz/Cortázar) ― les poètes français. Nerval pour le « style pur » d’Aurélia. Rimbaud pour Une saison en Enfer. Lautréamont pour Les Chants de Maldoror.

Confiés à la lecture d’Alberto Manguel, les textes en prose rassemblés dans Cahier jaune ― treize textes au départ, trente quatre au final ― rendent compte de cette exigence qui tenaille la poète en même temps que des obstacles auxquels elle se heurte dès que se pose la question du langage. Surgissent alors, dès le premier texte de Cahier jaune ― « Contre » ― « les murs infâmes et sourds de ce monde. » La poète évoque d’emblée dans ce poème d’ouverture la tentative de mettre en mots ce qui se dérobe. « Je tente d’évoquer la pluie ou les pleurs ».

Alejandra reprend cette double thématique de manière à la fois plus explicite et plus énigmatique dans le récit « Les Morts et la Pluie ». Placé sous l’égide de Shakespeare (« Il était une fois un homme qui vivait près d’un cimetière »), ce récit est en relation étroite avec la mort du père et « le cimetière étrange et juif » où il a été enterré, un jour de pluie. « J’ai connu la mort et j’ai connu la pluie ».

Figure de l’immobilité, le mur est une des angoisses qui souffre la poète. À la fois indispensable et honni, le « mur » est source de conflit permanent. Ainsi A. P. confie-t-elle dans « Fillette entre des fleurs de lis » (C.J.) : « Je me mis à étouffer entre des murs visqueux (et je ne dois écrire que de l’intérieur de ces murs)... (Et tu luttes pour ouvrir ton expression, pour te libérer des murs.) » De ce conflit naît la nécessité d’une écriture rapide, portée par un « automatisme affectif », seule garante d’une forme d’écriture authentique.

Textes énigmatiques et beaux, les proses de Cahier jaune et de L’Enfer musical trouvent dans le monde de la nuit leur moment privilégié. C’est là, au cœur de « la magistrale sapience de l’obscur » que se produit « l’énergie inconsciente » qui conduit à l’extase. Cette « héritière de tout jardin interdit ». C’est dans cet univers onirique, constitué d’images fragmentaires, déchirantes et cruelles, que s’animent les fantômes qui peuplent le monde nocturne de la poète. La nuit et son double, la mort …ce « loup gris…la tueuse venue du lointain… ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Alejandra Pizarnik, Cahier jaune
Alejandra Pizarnik, L'Enfer musical



ALEJANDRA PIZARNIK

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Image, G.AdC

■ Alejandra Pizarnik
sur Terres de femmes
La parole du désir (extrait de L’Enfer musical)
→ El olvido (extrait)
→ Invocations (extrait)
→ La lumière tombée de la nuit (extrait)
Les Aventures perdues (extrait)
→ 22 mai 1966 | Journal d’Alejandra Pizarnik
→ 25 septembre 1972 | Mort d’Alejandra Pizarnik

■ Voir aussi ▼

→ (sur Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet) une note de lecture de Jacques Ancet sur L’Enfer musical
→ (sur Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet) des extraits de Cahier jaune Cahier jaune
→ (sur Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet) Hommage à Alejandra Pizarnik | 24 décembre 2012
→ (sur Esprits Nomades) une page sur Alejandra Pizarnik (Toute la nuit écrite sur le mur écaillé de la vie)
→ (sur books.google.fr) Alejandra Pizarnik de Cesar Aira





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