Magazine Journal intime

Barfly (La légende du klaxon éthylique)

Publié le 09 avril 2008 par Corcky



Le mardi, je finis tard.
Du coup, je mange sur mon lieu de travail.
Avec mes collègues.
Et les hébergés.
En règle générale, ça se passe bien, sauf quand un gars se jette sur un autre gars et se met à lui hurler qu'il va lui niquer sa race (rapport au fait que l'adversaire a pris le dernier poireau-vinaigrette du présentoir). A quoi l'autre gars répond généralement qu'il va le fumer dans la cour. Ensuite le cuisinier (une armoire à glace qui nous vient de Bamako, où le dimanche c'est jour de mariage) en chope un avec sa main gauche, l'autre avec sa main droite, les regarde l'un après l'autre, très calmement, et puis leur demande doucement s'ils ont envie de finir dans le bouillon de vermicelles. A quoi les mecs répondent que non, merci, ils ont d'autre projets pour la soirée, alors le Chef les repose à terre et ils se cassent vite fait, merdeux comme des gosses de cinq ans.
Bef.
Ce soir, c'est calme. On entend que les couverts et les murmures des bonshommes, et puis aussi (bien sûr) les téléphones portables qui braillent du reggaeton pourri (arrêtez de mettre des MP3 sur vos portables, c'est de la merde).
Ma copine Titi, qui va se faire opérer des yeux (parce qu'elle trouve que les lunettes c'est pas sexy, elle préfère finir aveugle) est en train de délirer un peu sur les risques de son opération.
- Dis l'emmerdeuse, si ça loupe et que je perds la vue, faudra que je me mette au braille?
- Ben oui.
- Tu te rends compte, j'y verrai plus rien...l'horreur...
- Entraîne-toi dans les jours qui viennent, on sait jamais...tu fermes les yeux et puis tu essaies de prendre ta douche, de te faire un café...
- Remarque, ce qui me console, c'est que toi, je pourrai toujours te reconnaître.
- Ah bon?
- Ben oui. Avec tous les poils de cul que t'as sur la tête.
- Hilarant. Ben alors je te répondrai: "Titi, c'est PAS ma tête".
Silence.
Le temps pour elle de la comprendre (pour toi aussi peut-être, lecteur).
Et puis éclat de rire. Fou-rire. De Titi, de moi-même mais aussi des quatre mecs qui nous entourent à table (un Breton, un Nimois, un Sénégalais et un Cambodgien).
C'est à ce moment-là que débarque Benoît, le p'tit nouveau de l'équipe.
Essoufflé, rouge comme une pivoine.
- Faudait que vous veniez, les filles.
- Qu'est-ce qui t'arrive, le bleu?
- Y'a un mec en train de danser dans le hall...
- Et puis après?
- ...à poil.
- OH MERDE!
Course précipitée dans le hall. Benoit, Titi, ma pomme, et une dizaine de dîneurs qui ne veulent pas louper le spectacle.
Et qui c'est qui est en train de sautiller comme un chimpanzé shooté au LSD, un sourire béat sur la tronche et les parties à l'air?
Ben oui.
Vincent.
Vincent, qui est complètement pété, qui fouette le gros rouge à dix mètres.
Qui a la trogne écarlate.
Et qui brandit fièrement un klaxon.
Un klaxon, oui.
Sur lequel il n'arrête pas d'appuyer, au rythme de ses bonds de marsupilami schizophrène.
- COIN-COIN!
L'agent de sécurité essaie bien de le ceinturer, mais cet enfoiré semble plus glissant qu'une anguille fraîchement pêchée (ou alors il s'est oint de graisse de canard).
Vincent chante à tue-tête: "Vous les feeeeeeeemmes!".
Et il ponctue chaque strophe d'un coup de klaxon.
- COIN-COIN!
Evidemment, monsieur T, qui n'est jamais en reste quand il s'agit de foutre le bordel, se met à lui donner la réplique.
- Pouic-Pouic!
- COIN-COIN!
- Pouic-Pouic!
- COIN-COIN!
Là, j'essaie d'en placer une:
- Mais c'est quoi ce bordel??? Vincent, qu'est-ce que vous foutez à poil?
- Vous les feeeeemmes, vous les feeeeemmes...
- Oh, il m'entend, le Julio de mes deux?
- COIN-COIN!
- Mais tu vas me donner ça, espèce de con de merde!
Et puis tous les p'tits rigolos du réfectoire s'y mettent à leur tour:
- Vous les femmes, vous le chaaaaarme...
- Vos sourires nous attirent nous désaaaaarment...
- Vous les anges, adoraaaables....
- Pouic-pouic!
- COIN-COIN!
Et ça sautille, ça tourne, ça virevolte, ça ricane.
Je tente une feinte sur la droite, esquive à gauche, zigzague comme Chabal (les muscles en moins) et tente un plaquage héroïque (mais qui ressemble surtout à un magnifique gadin pas du tout contrôlé).
Je m'empare de l'obscur objet du délit sous les applaudissements goguenards de la bande de cons qui se poile.
Vincent braille:
- Mon klaaaaaxon!
- Fini, le klaxon, parti, le klaxon, 'a pu klaxon, kaput klaxon! Couché, bordel!
Benoit parvient à enrouler Vincent dans une couverture, mais le mal est fait: tout le foyer sait désormais qu'il a une petite bite.
J'embarque le klaxon à l'infirmerie, tandis que les andouilles scandent "le klaxon! Le klaxon! Le klaxon" dans mon dos.
Une heure plus tard, c'est la quille.
Titi et moi mettons nos manteaux. Salutations d'usage avec les agents de nuit. Bonsoir-bonsoir, allez à demain, ouais c'est ça, bise-bise.
On sort dans la rue, ça caille sévère.
Titi me balance un coup de coude.
- Hep...
- Quoi?
- Regarde ce que j'ai chopé sur ton bureau.
Et elle le sort de sous son blouson.
Le klaxon.
- Arrête, t'es con...
- Meuh quoi, on a fini de bosser, on se casse, se barre, se tire ailleurs, merde, quoi, on a bien le droit de s'amuser deux minutes, bordel!
- .....
- .....
- Pouic-Pouic!
- COIN-COIN!


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