Magazine Nouvelles

Edith Azam, Décembre m’a ciguë par Isabelle Lévesque

Publié le 26 février 2013 par Angèle Paoli
Edith Azam, Décembre m’a ciguë,
P.O.L, 2013.


Lecture d’Isabelle Lévesque

QUE L’ISSUE SOIT BIFFÉE

Il est l’heure où l’aiguille casse mon crâne en deux.

S’il tue à petits feux la mort, le langage sature. L’espace. La vacance. Mort s’en suit enrayée si les mots cavalent et griffent le vide.

« Vivre n’aura jamais : été assez. »

Alors la langue court après la mort. Parler devient réflexe contre. Le titre dit tout qui fuse en verbe un nom (un poison). La ciguë. « Décembre » oblige, dans sa force active, agissante, de sujet. Narratrice coincée, objet, d’un verbe qui l’empoisonne. Décès annoncé. Forcée de boire. Jusqu’à la dernière goutte.

Comme le sage : Socrate au pied du mur. Destin accompli.

Ou « Omar m’a tuer » qui résonne. Actualité. La langue usuelle rabâchée. Plus soif. Edith Azam la prend. La met. La destitue. Tout-venant calqué, claqué : langue vivante. La parole des enfants revient, joue la boucle et retour des sons, « veux pas, peux pas ». Les pronoms, pas la peine. La peine, elle est dans ce qui est écrit. N’arrivera pas, alors lutte. Armes de tous les jours, ses « dits » de pleine voix pour « pas me faire carnage au corps ». Pas d’images, le suranné balayé. Ça vient, ça va.

Edith Azam écrit – parle. Enchaîne. Refuse.

« Plus tard, je ne sais pas le temps : il casse. »

Les interrogations, les exclamations déménagent le texte. Pas d’acceptation, la mort au bout du fusil, non. Prévue pour décembre, à viser, pour supprimer le mois – n’arrivera pas. Ce scandale.

Dans l’instant fou, écrire la cigarette, fumée avalée, le cendrier dans la gorge. Ne passe pas. Le lecteur suit pas à pas. Le monologue intérieur, la petite voix têtue qui refuse et se bat – c’est la langue. Le corps, les yeux, la mâchoire, les clavicules, les côtes, les orteils, répondent présents. Ils luttent, cœur en abyme. Comme les termes «  carnage », « dévorer », le corps est un champ de bataille. Il est le cœur. Tout ce qui sonne ou mesure (le réveil, l’horloge) par contiguïté va vers le téléphone. L’annonce. C’est l’aiguille, personnifiée, monstre qui réveille d’une percée. Au moindre sommeil.

On se débat : le corps n’est pas qu’un champ de bataille. Chaque membre est dissocié, envisagé seul. La souffrance le détache (l’arrache).

Corps, métonymie, désastre par contiguïté gagnant toutes les régions, les humeurs. Et, seule, la narratrice déborde, sa langue fourche en diversions, digressions, explosant en lettres et mots qui gangrènent la page. Pas de blanc, feuille couverte de signes. Un seul jet, paragraphes serrés. Deux points, deux.

Mots qui sonnent, onomatopées aussi, sons de la vie : dring, bien sûr, mais aussi TAC, PAF, TIC-TAC, TUUUUT, heurk, TIC, PAFF, SCHH. Et puis ploc, maintes fois répété, gouttes qui battent le temps, qui usent, jusqu’à : « La douleur d’un effort pour relever la tête, la sortir hors de l’eau, mais rien à faire, rien, c’est un coup de massue, « PLOC », qui me brise la nuque. »

Entre l’onomatopée brisant la ligne élaborée et les phrases longues, au rythme haletant sujet – verbe, les mots sont diffractés, cassés en morceaux réduits parfois au noyau du cri (non !). Interrompre le discours serait couper la ligne de vie. On résiste, avec un vocabulaire apparemment simple. L’enfant parle en la narratrice, petite fille éprouvée, prise dans un conte à dormir debout. Lutte inégale –  désespérée :

« Quelque chose m’a disparue », l’innommé avale la force conceptuelle du sujet réduit à un objet, coincé comme dans le titre.

La chute est redoutée : enfiler le costume pour ne pas tomber, des bretelles car tenir debout relève du miracle. Récurrence des deux points placés là pour laisser place à des conséquences, un geste, une issue :

« Je dépose mon cœur dans ma paume, l’approche de ma bouche et, avec les dents, arrache une à une les pattes de la faucheuse, en la fixant : droit dans les yeux. »

Même pas peur, des rituels inventés pour qu’un cauchemar tourne à l’exorcisme ou l’éloignement. Prolepse. À inverser.

« Après toi, non, je ne sais plus ce qu’il se passa, et tout me vient derrière moi. »

Que soit l’issue biffée. La langue affectée par l’annonce, la certitude. Mots rognés, os à gratter des souvenirs (récréation, école, coin du feu, cueillettes, « petits détails »)  :

« Tes mots se nichent dans mon oubli pour nourrir plus tard : ma mémoire. »

Dernier office d’une mémoire nourrie de rites : la lune, omniprésente, se regarde, mesure en même temps qu’elle éclaire le temps. Sa présence ne se dément pas. De la Bretagne, elle signe la force, le symbole. Transporte au temps des druides en ce calendrier où l’écoulement se mesurait à ses phases silencieuses. Elle permet de ne plus recourir à l’heure des horloges : sa présence suffit à dire que le temps a passé :

« La seule certitude réside dans l’étrange sensation d’un déplacement, de ce qui jusqu’alors dessinait : la limite. Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. Et quoi ? Quoi, rien, je regarde la lune, je sais vers qui elle va, et de ta chambre aussi, cela j’en suis certaine, tu as dû lui faire signe. Je me demande combien nous sommes à faire cela, ce petit rituel nocturne, et depuis combien de siècles il perdure. » Elle relie, avant de séparer en ce rite du soir : grand-mère et narratrice, si loin, séparées, chacune pourtant proche parce qu’elle accomplit le même geste immémorial, temps décrypté au regard de la lune. La narratrice croit aux « liens cosmiques » et renoue aussi en cette foi avec le vieux fonds légendaire breton qui la relie à sa grand-mère.

La voix qui lisait revient entre les lignes de la narratrice, en italique, (« Le chevalier »…), grand-mère conteuse. Ce qui nous est transcrit, par bribes, comme un palimpseste révélateur, c’est la gwerz (la complainte bretonne) du chevalier Bran. Cette gwerz conte comment, après un combat à Kerlouan (dans le Léon), le Chevalier Bran est emmené comme prisonnier en Angleterre. Il envoie un messager à sa mère pour qu’elle vienne le délivrer. Si, au retour, la mère est à bord, le bateau doit arborer un pavillon blanc (noir dans le cas contraire). La mère vient, mais le cruel geôlier annonce au Chevalier un pavillon noir. Bran meurt sans l’avoir retrouvée. La mère trouvant son fils mort, voit ses cheveux blanchir d’un seul coup et meurt à son tour. Depuis, à Kerlouan, à l’emplacement du combat, on peut voir un grand chêne sur lequel, au clair de lune, se rassemblent des oiseaux de mer (âmes des guerriers morts), parmi lesquels une corneille grise et un jeune corbeau, la mère et son fils.

Or la narratrice connaît les mêmes interrogations, vit un combat, espère, désespère, attend. L’armure et les armes d’acier ne sont plus extérieures, ce sont les os et les organes :

« Je reste assise sur le parquet, balance d’une planche à l’autre, en écoutant mes os qui rouillent à l’intérieur, qui méticuleusement : se déglinguent. Le corps : de la tôle froissée, des morceaux de ferraille qui volent en éclats. »

Et l’espoir, devenir oiseaux, se retrouver oiseaux : « Je voudrais écrire un poème. J’y songe depuis plusieurs jours multipliés par un désir qui fait tourner les jours encore. Un poème, une forme simple, le bon lieu où : disparaître. Il serait en octosyllabes. Nul n’aurait à le lire, il serait là, c’est tout. Il serait un poème que l’on suivrait des yeux comme on suit les oiseaux. Je voudrais écrire un poème, non, je voudrais devenir un oiseau. »

Voix dans la voix, celle de la conteuse pour l’enfant ancrée dans la culture bretonne, avec les temps d’attente (silence) mentionnés : « (trois secondes) ». Ritualisant dans la trame du texte la présence de celle qui meurt. Impose son rythme (sa vie).

Le « froid de loup », temps présent de la narratrice, et celui du conte, égrené par la grand-mère, se mélangent. Temps joints et les deux voix. En un « nous » menacé car deux instances le constituent, il ne saurait survivre à la perte d’une de ses moitiés, ce pronom de l’union, à la dissociation du « tu » et du «  je ». Si l’un meurt, le « nous » disparaît, amputé du « tu » :

« Le plus mort de nous sera JE : ça fait du bien de disparaître. »

Cette dissociation (comme celle des membres du corps) condamne une entité. La langue, le flux témoignent de cette lutte sans merci. Comment sauvegarder l’identité : tension vive brûlant la conscience et le corps amoindri ?

« Qu’il me serve à cela, au moins, le langage. » Jamais n’a cessé entre les deux femmes l’échange des lettres, les deux voix, c’est encore ce papier que la narratrice tourne dans sa poche. Et ses mâchoires serrées, qui rappellent les séquences et le temps compté :

« Mes mâchoires se vissent, m’enferment à l’intérieur de ce que tu : couronnes. »

Rois et Bretagne, bataille et sceptre, lutte :

« Tes mots se nichent dans mon oubli pour nourrir plus tard : ma mémoire. »

Vaillance où seule : ce qui tient, c’est le nom qui meurt et abreuve. Source, malgré tout.

Deux points ( : ) résistent, silence au milieu des signes. Dressés pour que le livre soit.

Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes



ÉDITH AZAM

Edith Azam

Source

■ Édith Azam
sur Terres de femmes

Il n’y a cette perte de moi (extrait de Le mot il est sorti)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) IL RESTERA MON SIGNE

■ Voir aussi ▼

→ (sur Dailymotion) Bruits de bouche : Édith Azam, Bouche cousue (Performance du 14 novembre 2009 pour Le nouveau festival [46:02])
→ (sur Libr-critique.com) videopodcast d'une lecture d'Édith Azam au Festival de Lodève 2006
→ (sur Un nécessaire malentendu, le site de Claude Chambard) Édith Azam : la poésie comme défibrillateur (Préface de Letika Klinik d'Édith Azam, éd. Dernier Télégramme, 2006)



Retour au répertoire du numéro de février 2013
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog