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Publié le 28 mai 2013 par Ctrltab

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Je dors dans le salon depuis trois jours. La nuit dernière, je les ai entendus faire l’amour. Des gémissements étouffés, lui et elle. Le bébé avait crié une heure auparavant. Frances avait dû lui donner la tétée. J’imagine qu’il leur restait suffisamment d’énergie pour s’aimer encore. Moi, je suis seul par terre. Je n’arrive pas à dormir sur leur canapé lit. Je préfère le sol dur, rugueux, rassurant. Mes yeux, dans le noir, refusent de se fermer. Ils tentent d’apprivoiser l’environnement. Calme mon cœur, tout va bien. Le trop plein qui m’entoure me donne la nausée. Dans ma pièce, il y a trois étagères remplies de livres. Elles comblent mes insomnies. Je deviens chacune des planches et le poids de tant de mots m’écrase. Bien sûr, les souvenirs de chez moi ne manquent pas : là un tapis, ici une théière, ailleurs encore une lampe ou un abat-jour. Le sofa est recouvert du voile bleu-nuit dont sont recouvertes les femmes de chez nous. Une broderie orange le traverse, elle rappelle les différents âges de la datte. Le fruit magique et terreau nourricier de mon oasis. Cette coulure de couleur est le signe distinctif qui permet de reconnaître celle qui le porte. J’y ai lu Fatima. C’est le nom de ma mère. Quand la datte devient trop dure et amère, en fin de vie, elle sert de nourriture pour les ânes. Un âne qui braie, voilà tout ce que je suis. Est-ce qu’on peut se passer de mots ? Je les ai tous perdus ici. Les quelques uns qui me restent me désolent par leur pauvreté. A Sinon, parfois, Frances me demandait la traduction de certains termes. Ils étaient le plus souvent abstraits : éducation, liberté, démocratie, égalité. Je ne pouvais lui donner l’équivalent, parce que dans ma langue, ils n’existent tout simplement pas.

Je me retourne et me retourne encore, me mets sur le ventre, lève la jambe droite pour essayer de me calmer. Je ne veux plus sortir dehors. Depuis la dernière fois, au parc. Souvenirs âpres. Traces encore des sensations dans mon corps : ma poitrine qui se serre, mes yeux qui s’embrument, mes doigts que je ne sens plus. Mon être tout entier me lâche. Je vais mourir immédiatement, là, sur place, en terre étrangère, dans une langue autre que la mienne. Mourir ne m’effraie pas, c’est dans l’ordre des choses. Ce qui ne l’est pas, c’est que je meure ici. Si loin de chez moi, si loin de moi. Je vois mon âme à jamais errante et exilée. J’étouffe. Bonnie dort à mes côtés dans la poussette, j’aimerais la prendre dans mes bras, que son souffle chaud et que son odeur de bébé me rassurent. Je serais prêt à la réveiller. Si seulement je pouvais encore bouger. Mes membres ne m’obéissent plus. Les larmes me montent aux yeux. Ce n’est pas de la tristesse mais de la rage. Je sais ce que je ressens, même si je n’ai pas encore les mots pour le penser. Je n’en ai pas besoin. Ici, je ne suis plus un homme. Je deviens un animal qui ne peut se fier qu’à ses instincts. Un animal certes intelligent, on me le concède. Un animal domestique qu’on aime garder auprès de soi. Un animal dont on admire le flair et les capacités d’adaptation. Un animal qui rend bien service, comme le poulet ou la chèvre qu’on le mange pour rester en vie. Regardez, incroyable, l’animal est même capable d’utiliser un portable. Oh, bien sûr, c’est facile, tout est enregistré. Il suffit d’appuyer sur une touche dans le répertoire pour rejoindre le papa. Je lutte pour prendre le téléphone au fond de ma poche. L’allumer puis appeler à l’aide. Phil, viens me chercher, j’agonise.

Il arrive, rapidement. Il est affolé autant pour moi que pour Bonnie. Et puis aussi, circonspect. Hostile. Et protecteur. Je dépends de la bonne volonté de cet homme. Qui m’accepte dans son giron, qui m’ouvre les portes de son foyer, auprès de sa femme et de sa fille.

Retour à mon présent et mon insomnie. J’entends les gémissements de la ville autour de moi. Bruissements mécaniques et grincements continus des moteurs. Monstre qui vous broie. La civilisation, ma mère ? Je renierai mes ancêtres pour devenir un autre que je ne suis pas ? Ici, je ne serai jamais à la hauteur. Tout juste bon à m’occuper des petits êtres de quelques mois. Je suis au même niveau. A la différence près qu’eux grandiront, moi pas.


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