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Violaine Forest | [Je reste au jardin]

Publié le 21 juin 2013 par Angèle Paoli
« « «  Anthologie poétique Terres de femmes (101)

[JE RESTE AU JARDIN]
Il demeure plus facile de se lever dans la douceur des gestes lents, je reste au jardin. Le jour, interdit, n’est pas commencé que tout s’active dans l’antichambre, je tisse ton linceul. Je n’ouvre plus les yeux que pour te parler des choses qui restent à faire : courir abîmée sur la terre foulée, s’élever comme l’aigle ; qu’à perte de vue les blés s’allongent dans la tête ; l’enfance, ramenée au parfum des mûriers, les cheveux en voyages de foin, mal coupés, le tracé incertain des hirondelles pleureuses qui brisent le cap, sanglots ravalés, notre été de gueux d’eau et de glaise qui fuit vers la mer en rigoles, colorant les jointures, la chaleur des pierres sur la peau tuméfiée et gorgée de soleil, les noisettes dissimulées aux quatre coins comme un hérisson dans la gorge, le sable partout qui revient en ville faire ses devoirs de gardien du temps. Le retour pénible aux choses normales accentue la perte de douceur, les marées demeurent promesses et pulsation des sens.

L’excitation des oiseaux, leur vol fébrile parce que tu reviens à la veille des funérailles, tu m’apparais au coucher de soleil, ta peau de drap blanc, livide, en sueur, tu trouves une excuse à la beauté des lieux, tu réponds que le monde tourne encore, que ce n’est pas suffisant pour faire marche arrière, ces croyances-là, qu’il n’y a rien sous la pierre où tu parles, que si on creuse vraiment, le vide nous rattrape, qu’il n’y a que du feu.

Je ne réponds pas que ce qui me brûle me met au monde, que les braises me rongent, que dedans, je vois derrière toi quand tu parles de grandes voiles de soies sanguines qui battent pavillon du désert et d’Afrique, tu montes un pur-sang, vêtue de ta seule peau, tu traverses l’Oural et le Sahel et pour toi un seul homme, une seule vérité pour l’amour qui te hante, tu te mets à nu, en plein jour. Je ne te regarde pas. Tu ne vois ni ma robe, ni ma peau rousse. Tu attends l’impossible, tu te perds dans le bleu, tu y dévoues ta vie.

C’est presque des vacances, on se croirait sauvées dans ce petit royaume, chaque jour, malgré tout, Ada et moi préparons notre petit bagage, refaisons l’inventaire, nos nattes bien serrées, l’une contre l’autre, comme si on allait venir nous chercher pour aller à l’école.

Violaine Forest
texte inédit (extrait de Ada et moi)
pour Terres de femmes (D.R.)



VIOLAINE FOREST

Violaine Forest

Ph. © Robert Etcheverry

■ Violaine Forest
sur Terres de femmes

[Je suis frégate de bois]

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions de l’Hexagone) une notice bio-bibliographique sur Violaine Forest
→ (sur Voix d’ici, répertoire audio de la poésie québécoise) une fiche bio-bibliographique (+ un poème de Violaine Forest dit par l’auteure)



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