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De l'apprentissage du dessin 31

Publié le 23 juin 2013 par Headless

L'oeil poétique

"Ce qu'il faut souligner c'est non pas les différences mais au contraire les ressemblances."

Jean Dubuffet, L'homme du commun à l'ouvrage.

Dans une société et une culture qui ont tendance à tout segmenter, sectoriser, séparer... le poétique peut être (entre autre) ce qui rapproche et crée du lien. Il est bon de dresser des ponts, souligner des analogies, dessiner la métaphore pour retrouver l'un dans le multiple.

Ainsi, un chien est un dieu et dieu est un chien (Dog is a god, God is a dog). Rien n'est ce qu'il semble être. Tout est bien plus qu'il n'y paraît. Les enfants savent cela, les poètes et les fous aussi. La beauté naît souvent du fait que l'on détruit l'écorce de la réalité pour en révéler l'amande. On peut aussi s'en tenir aux faits mais le dessin n'est pas qu'une question de reproduction des apparences sinon celle de la production du sens. 

Si on prend la réalité à l'échelle moléculaire, ce sont les mêmes atomes (pixels) qui composent une chose petite ou grande, radieuse ou immonde, importante ou insignifiante. Donc, si l'oeil qui contemple le monde le fait de façon égale, en dépassant les limitations du nom et de la forme, tout devient possible. L'oeil devient poétique et pourquoi pas prophétique. Il faut voir au-delà. La poésie est le champ laissé par la nécessité et les usages. Là où est la gratuité, l'inutile et le fortuit est la vraie richesse. Et c'est bien pour cette raison que notre époque manque si cruellement de poésie (tant elle idéalise l'efficacité, la rentabilité et l'immédiateté). C'est bien pour cela que le monde a rarement été aussi pauvre.

Pourquoi a-t-on autant insisté sur des différences, jusqu'à créer du ghetto mental, des ethnies de la pensée? La conséquence est connue : diviser pour mieux régner. La systémisation du rejet et une identification resserrée, un repli sur soi. Et la cause est profonde, ancienne. C'est le sentiment de séparation. 

Si on cherche les modèles de notre civilisation on trouve l'anthropocentrisme issu de la renaissance et "l'homme se rendra maître et possesseur de la nature" d'un Descartes. Ce qui est actualisé par l'utilisation faite de la science et de l'industrie jusque dans le modelage des espèces vivantes. Et ce n'est pas parce que le monde entier suit maintenant cette logique que son postulat de base est juste.

A voir le sort réservé aux cultures tribales et animistes, à l'éradication de toutes formes alternatives de société, on peut se douter du rapport de force qui se joue entre le faux et le vrai. Celui qui est dans le vrai et le juste ne craint personne et n'a pas à détruire pour exister. On détruit ce dont on a peur, ce que l'on ne veut ou peut voir. C'est l'ignorance et l'erreur qui causent le plus de maux.

Dessiner ne nous oblige pas à reproduire cette erreur, bien au contraire. Un regard plus attentif nous révèle cette parenté cachée derrière le masque des différences. Il faut retisser des liens, des similitudes qui font dialoguer les catégories (inventions commodes au tri, à l'inventaire, au classement). Cassons les tiroirs dans lesquels on nous a rangé. Défonçons les cloisons dressées arbitrairement.

Quelles sont les différentes analogies possibles dans la pratique du dessin? J'en oublie peut être mais je vois celles-ci :

Analogie formelle : celle qui saute le plus facilement au yeux, la plus évidente. Une carte / un réseau sanguin, une rivière / une veine, deux trous / un regard... Le déplacement rêveur de la main et de la pensée s'y prête assez facilement. Certains graffitis exploitent parfois ce principe. C'était également un des premiers principe de conception de certains motifs pariétaux qui s'intégraient littéralement à une forme de cavité particulière pour souligner la silhouette ou le dos d'un animal. Comme si le lieu même appelait, invitait un artefact à survenir, le légitimant et le justifiant.

Analogie symbolique : Pour transposer un domaine éloigné du graphisme : une éclaboussure / un son violent. Pour signifier une blessure : une coulure d'encre. Il y a aussi la possibilité de la métaphore, fort comme un lion, fragile comme une fleur... On colle les qualités propres à une chose sur une autre.

Analogie spatiale : Mettre sur un même support, dans un même espace deux réalités différentes. Le simple rapprochement constitue une sorte de mystère, d'enquête à résoudre que le regardeur tentera spontanément de résoudre. On peut dans ce cas choisir de mettre côte à côte soit deux choses comparables ou bien antagonistes, opposées, voire paradoxales.

Dans le cas du dessin légendé ou de la bande dessinée (rapport texte-image), on peut aussi faire dire par le dessin l'inverse de ce que dit l'écrit. Car le lien vient parfois du rapprochement des contraires ("Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas" comme le dit la tradition Alchimique).

Analogie par le truchement du hasard : c'est le principe du collage surréaliste ("Beau comme la rencontre fortuite  sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie." Lautréamont). Des rapprochements-accouplements sont établis de façon arbitraire et automatique révélant parfois un nouveau sens de lecture. La technique du cut-up, popularisée par Burroughs, amène des effets similaires. L'analogie étant faite (ou pas) dans un second temps et non pas préalablement.

Analogie par l'acte : la performance ou l'action painting de Pollock ont ouvert cette voie. On ne reproduit pas, on agit. On passe du figuré au littéral. Comme de dire le feu par le moyen même du feu par exemple (dessiner avec la flamme). Dire la destruction en détruisant littéralement : déchirer, gratter, froisser... C'est une manière d'être au plus proche de l'expression d'un sentiment ou d'une idée avec la redondance de dire deux fois, de deux façons complémentaires une même chose.

Recourir à l'analogie permet de confronter-rapprocher deux choses apparemment opposées ou différentes, ou sinon d'évoquer des états d'entre-deux (minéral/humain, animal / végétal, animal / humain). La métamorphose, l'hybridation étant des moyens de le signifier.

C'est sans doute pour cette importance de l'observation attentive et de la capacité à relier que les anciens faisaient de l'étude de la nature leur véritable maître (que ce soit en médecine, technique, pensée, art). C'est toujours le cas aujourd'hui même dans les aspects les plus high tech de la science où on "modélise" certains aspects du vivant. A la différence que le résultat sera opposé que l'on se sente maître et possesseur de la nature ou simplement partie ou serviteur. Que l'on soit emprunteur ou voleur. Le problème n'est pas tant ce que l'on fait que qui l'on croit ou pense être.

Si on se sent séparé des autres et du monde il faut aussi savoir en payer le prix : une guerre incessante contre soi-même. L'impossibilité de la paix et de l'harmonie.


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