Magazine Journal intime

Into the Wild (Le voyage initiatique pour les nuls)

Publié le 29 avril 2008 par Corcky


L'autre jour, tout à fait par hasard, en regardant la tranche de mes bouquins alignés sur les étagères comme autant de bons petits soldats, je suis tombée sur une perle.
Un livre que j'ai acheté en 1984 (je crois) et que je n'ai jamais pu me résoudre à balancer.
Dans une collection pour gamins qui s'appelait Castor Poche, dont je ne sais même pas si elle existe encore aujourd'hui (probablement que si, d'ailleurs, vu qu'ils avaient tous les épisodes de La Petite Maison dans la Prairie à rééditer).
Je dois te dire qu'à l'époque, j'avais toute une tripotée de livres pour mômes qui ne me quittaient pas, vu que j'en avais toujours un glissé dans la poche arrière de mon pantalon (parce qu'à l'époque, j'avais pas un trop gros cul, et que je pouvais donc utiliser de manière optimale les livres de poche, justement).
Du coup, dès que j'avais une minute, eh ben je lisais, et ça mettait un peu mes instits en colère, parce que je lisais aussi pendant les cours, et ça, c'était  à l'opposé de tous les préceptes que l'Education Nationale, dans sa très grande sagesse, voulait faire rentrer dans le dedans de moi.
Je me souviens encore de ceux qui m'ont le plus marquée à l'époque, et bizarrement, ça tournait toujours un peu autour de l'apprentissage de la vie à travers des baffes dans la gueule.
Y'avait des histoires d'animaux qui meurent ou qui retournent à la vie sauvage (et dans cette catégorie, Vie et mort d'un cochon ou bien Adieu Buzz m'ont fait chialer des nuits entières, et je ne te parle même pas du Poney Rouge de Steinbeck).
Y'avait aussi des histoires d'enfants qui ont des aventures pas possibles et qui deviennent des héros, mais seulement après avoir failli crever douze fois et avoir dû manger de la viande crue ou des insectes vivants (ne rigole pas, dans Le Silex Noir, le petit héros préhistorique découvre même un trafic d'enfants-esclaves, une sorte de société pré-capitaliste à l'heure des mammouths, quoi ), des histoires d'enfants qui deviennent adultes en commençant par se foutre sur la tronche, jusqu'à ce qu'il y ait un mort (pas seulement dans Sa Majesté des Mouches, je me souviens aussi des Gars de la rue Paul, une sorte de guerre des boutons à la hongroise qui se termine très mal), et même des histoires de gosses qui se retrouvent abandonnés et se tapent la traversée d'un continent tout entier  (Les enfants Tillerman, de Cynthya Voigt, c'était carrément flippant, après ça j'arrêtais pas de me retourner dans la rue pour être sûre que ma mère était encore derrière moi).
Bon, tu l'as compris, j'avais un faible pour les trips "la vie est belle mais dure, et tu vas t'en rendre compte, petit merdeux".
Eh bien, figure-toi que le bouquin que j'ai exhumé pas plus tard qu'il y a deux jours, c'est un peu la quintessence de tous ceux que je viens de te citer plus haut, vu qu'il parle d'apprentissage à marche forcée, de tout plein de zolis animaux qui meurent (et finissent à la casserole), de grands espaces vierges et de galères à côté desquelles les petits problèmes de Tom Hanks sur son île déserte à la con dans Seul au monde font figure de gentilles blagounettes pour pré-ado lecteur de Jeune et Jolie.
C'est l'histoire d'un p'tit con de quinze ans, le genre de boutonneux prétentieux pourri-gâté que tu as forcément envie de bourrer de coups de pompes dans le derrière, qui se fait lourder de tous les lycées parce qu'il n'en fout pas une rame. Ses parents sont pétés de thunes, il a une petite vie bourgeoise bien pépère dans une banlieue chic du Connecticut, et en gros, il s'emmerde.
Il s'emmerde tellement que plus rien ne l'intéresse, ce petit morveux, à part piller le frigo, regarder des films de cul et écouter de la musique de merde.
Du coup, son père finit par péter un plomb, mais ne crois pas qu'il l'explose au Magnum 357 (on serait tenté de le penser, remarque, vu que c'est la façon la plus courante de régler les problèmes aux Etats-Unis).
Non.
Il décide de l'emmener chez un vieux bonhomme qui vit en ermite dans les montagnes du Vermont, un coin complètement paumé. Tu as vu Delivrance? Eh ben c'est ce genre de bled: pas un chat à mille bornes à la ronde, des forêts aussi épaisses que la coupe afro de Diana Ross et une belle brochette de rednecks génétiquement attardés qui ne survivent qu'en explosant des lapins et des cerfs pour le dîner.
Donc le vieux type habite là, dans une cabane toute pourrie, avec son chien.
Le môme débarque contraint et forcé, pas jouasse pour deux sous, et plus il en apprend sur le coin, plus il flippe, et on le comprend un peu quand même:
Pas de frigo.
La téloche? Niet.
Le téléphone? Walou.
Electricité? Dans tes rêves.
Eau courante? Connais pas.
Et le voilà obligé de passer trois mois d'hiver dans ce trou du cul du monde, en compagnie de ce vieux qui est tout sauf sociable, et de cette chienne qui tient davantage du loup que du caniche à sa mémère.
Bon, je te passe les détails, tu te doutes un peu de l'intrigue: comment l'ado horripilant se transforme, à travers les épreuves que lui impose Dame Nature, en jeune homme plutôt sympa et courageux. En vrac, et comme ça me revient, il se fait courser par une meute de coyotes encore plus affamés que l'obèse de Monty Python, le sens de la vie, il opère son vieux pote avec un couteau de chasse et une bouteille d'alcool (y'a pas que Mac Guyver qui sache improviser), il découpe un cadavre de cerf le cul dans la neige alors qu'il fait -20°, il se tape vingt bornes en pleine nuit jusqu'à la cabane d'une famille de cinglés assez proches, par l'ADN, des frangins de Massacre à la Tronçonneuse, il bute un raton laveur apprivoisé parce qu'il crève de faim et qu'il faut bien manger, et il se fait draguer par une gonzesse de quarante ans, qui  mesure deux mètres et qui tient l'unique épicerie du seul bled de la région.
Raconté comme ça, tu te dis que c'est complètement con, le genre de survival qu'on s'attend à voir sur grand écran avec Chuck Norris dans le rôle titre.
Mais je t'assure que non.
D'abord parce que c'est fort bien écrit, à la première personne, et que l'auteur sait s'y prendre, pour se fourrer dans la caboche d'un gamin de quinze ans mal dans ses baskets. C'est aussi sobre et naturel que la lame d'un Bowie Knife.
Ensuite parce que ça déborde de sentiments, mais pas de ceux qui dégoulinent et qui suintent hors des pages comme du sirop d'érable, hein. Des sentiments authentiques, des émotions de base, comme la trouille, la faim, le froid, et puis ce putain d'amour qui se développe entre le gosse et le vieillard, un truc auquel tu ne t'attends pas (enfin, pas quand tu as onze ans) et qui devient, au final, le centre de l'histoire. Et puis tu l'aimes, ce p'tit con, plus tu avances dans le bouquin et plus tu l'aimes, avec sa connerie, avec ses doutes, ses faiblesses de petit mec en devenir, avec ses envies d'appeler sa môman quand il se retrouve en pleine nuit, dans cette cabane toute noire, à côté du vieux qui ronfle, et le vent qui agite les branches des sapins dehors...avec, surtout, ses prises de conscience qui, le hasard faisant décidément bien les choses, sont à peu près les mêmes que toi, à savoir que la vie est une salope, mais que quand même, elle est belle, et qu'en fait, si elle est belle, dis donc, dis donc...c'est aussi parce qu'elle est une salope.
Si je fais le compte de tous les livres que j'ai dévorés depuis que je sais lire, et si tu me demandes lequel m'a le plus marquée, je te répondrai sans hésiter que c'est celui-là.
J'en ai fait un exposé en classe de sixième.
Je l'ai tellement lu et relu que ses pages se sont littéralement imprégnées de l'odeur de mes doigts (d'ailleurs c'est marrant, y'a une empreinte digitale pleine de...sauce, je crois, sur l'une des pages, une empreinte toute petite, l'empreinte de moi-quand-j'avais-dix-ans).
Je l'ai lu la veille de mon Bac.
C'est le seul bouquin que j'ai instinctivement emmené à la maternité le jour de mon accouchement.
C'est celui que j'ai relu d'une traite quand ma pote Denise est morte.
Celui, aussi, que j'ai emporté à Cuba en 1991, l'année où j'ai revu mon père après dix ans de séparation.
Celui, enfin, que je rêve de faire lire à ma fille quand elle aura dix ans.
Je te parlais de mon goût pour les histoires d'apprentissage à la dure, tu te souviens?
Eh bien je vais te dire, si j'ai gardé ce bouquin pendant vingt-cinq ans, c'est sûrement pas pour rien.
Ce livre, c'est, en gros, l'histoire d'un magistral coup de pied aux fesses qui aboutit à une révélation toute simple, mais vitale.
Et j'ai comme l'impression qu'on a tous besoin de coups de pied aux fesses, des fois.
On a des vies confortables, mine de rien, même si on passe notre temps à gueuler.
Non?
Modernité, technologie, mon pote, on peut guérir de presque tout (même de la connerie, tu te rends compte?), on peut causer en direct avec la belle-soeur qui habite Ouagadougou sans bouger de chez nous, on a des centaines de chaînes de télé, le câble, le satellite, on bouffe comme des chancres et on fume comme des pompiers, on fait cent mètres pour déposer un petit bulletin dans l'isoloir (le genre de choses qu'ailleurs, on ne fait que dans ses rêves les plus secrets), on a même plus besoin d'avoir besoin, parce que la pub pense nos besoins pour nous.
Y'a pas des fois où tu as l'impression de perdre de vue l'essentiel, toi?
Ben moi, si.
Pourquoi tu crois que Paulo Coelho a réussi à vendre des millions d'exemplaires de son Alchimiste à la con?
Un bouquin écrit avec les fesses et rempli de platitudes consternantes (Personne ne peut fuir son cœur. C'est pourquoi il vaut mieux écouter ce qu'il dit, Dieu que c'est con, on dirait du Marc Levy!), mais qui parle à notre côté "foule sentimentale" qui en a ras la casquette qu'on lui propose du tout cuit et du pré-digéré bien rassurant, qui ne demande, en somme, qu'à retrouver les bonnes vieilles sensations de l'Homo Sapiens et la dualité originelle des sentiments, tout ce qui fait, quelque part, que la vie n'est pas si banale, plate comme la Terre selon Ben Laden, emmerdante comme un samedi chez Carrefour, morose comme une soirée sur TF1 et, au bout du compte, inutile comme un Bernard Kouchner au Quai d'Orsay.
Le bouquin, il s'appelle La dernière chance, et ça ne s'invente pas.
......
Putain, faut que j'arrête de lire, moi.
Sinon je vais finir intello.


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