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Têtes de linottes et cervelles de moineaux.

Publié le 18 août 2013 par Sebastienjunca

S’il est difficile, encore aujourd’hui, de décrire le phénomène conscient et d’en définir l’origine ; au moins est-il possible de dire ce qu’il n’est pas. Pour commencer, accordons-nous sur le fait que la personnalité et tout ce qu’elle exprime de caractère, d’humeur, de sensibilité, d’aptitudes, ... n’est pas la conscience. Ce ne sont là que les formes passagères et transitoires, fruits des circonstances de l’union desquels naissent la personne et son identité. Dès lors, si nous ne sommes individuellement que le résultat ponctuel d’une conjonction de faits et d’expériences particuliers ; nous ne serions, en fait, pas plus étrangers les uns pour les autres que nous ne le sommes vis-à-vis de cet « autre » que nous étions il y a dix ans, un an, ou même hier. La seule constante étant bien cette conscience, cette « attention » portée à la vie, aux évènements et au temps qui passe.

Je discutais dernièrement avec un collègue de travail qui me racontait avec force lumière dans les yeux sa visite de Lascaux II[1], la reconstitution de la célèbre grotte de la vallée de la Vézère dans le Périgord, fermée au public depuis 1963. J’écoutais attentivement tout en me remémorant les images glanées ici et là. Il me décrivait la beauté et la pureté des lignes, la précision du trait, la justesse des couleurs. Mais aussi cette incroyable aptitude à tirer parti des irrégularités de la paroi pour mieux les intégrer aux corps des animaux représentés : chevaux, aurochs, ours, vaches rouges ou félins. Anamorphoses et encorbellements venaient en complément du pinceau et du pochoir. Ces représentations en trois dimensions du Paléolithique supérieur n’ont rien à envier à nos fragiles et très éphémères technologies numériques. Tout en l’écoutant, je me disais que l’homme, il y a déjà trente mille ans avec la grotte Chauvet, était arrivé à une maturité et une maîtrise artistiques en tous points comparables à celles d’un Vinci ou d’un Michel-Ange. Nonobstant le peu de technique dont ils pouvaient disposer, ces artistes de l’âge de pierre possédaient déjà le regard, la sensibilité, le jugement et l’émotion qui nous caractérisent aujourd’hui. Seuls quelques outils les séparaient de ce que furent plus tard les peintres de la Renaissance italienne.

Qu’il passe au travers du feuillage d’un arbre ou entre les cordes d’une harpe, le vent reste toujours le vent. Le bruissement des feuilles ou la vibration délicate des cordes seront autant d’expressions différentes d’un seul et même phénomène aérien. L’une n’aura dès lors pas plus de valeur que l’autre. Pas plus de légitimité non plus pour dire ce qu’est le vent, tout à la fois chant de la harpe et bruissement des feuilles. Car le vent lui-même n’est qu’une force, un mouvement, un élan qui s’est communiqué à l’air de même que la conscience se communique au monde et à la variété des formes qui l’expriment.

Ainsi il y aurait une pensée, une conscience d’une certaine façon immanente, indifférenciée et toujours prête à s’exprimer pour peu que le niveau de complexité ou le moyen d’expression le permettent. Ce qui revient à dire que si notre homme de Lascaux, artiste à ses heures et naturaliste émérite avait pu disposer de techniques de représentations contemporaines ; d’un apprentissage adapté et d’un langage assez riche pour exprimer tout ce qu’il a pu découvrir du monde ; sans nul doute cet homme ne ressemblerait plus à celui qu’on s’imagine. Bien au contraire, il se confondrait à n’en pas douter aux plus savants naturalistes de notre temps. Nous ne connaissons des hommes du plus lointain passé que ce qu’ils nous ont laissé. Quelques traces diffuses, grossiers outils et os rongés par le temps. Morceaux de pierres taillées et aplats de couleur sur des parois de grottes. Autant dire rien, ou presque. Trop peu en tout cas pour se faire une idée juste de leurs pensées, de leurs émotions, de leurs questionnements et de leur conscience. Car les outils rustiques dont ils disposaient, à commencer par leur corps, avaient grand’ peine à représenter ceux qu’ils étaient au fond.

Ce n’est pas la conscience qui tarde à s’exprimer au travers d’une anthropogenèse de près de deux millions d’années. C’est, tout au contraire, le corps qui est à la traîne, qui tarde à se construire au fil des millénaires. La chair est éphémère et la matière rétive, difficile à sculpter. À chaque homme qui meurt il faut tout réapprendre. Profiter des hasards, de la richesse des formes. La conscience elle, est là, patiente. Attendant que la chair, le corps, l’outil, le monde même, soient prêts à exprimer ce qu’elle est. Bien au-delà du temps qui n’est rien quand on est de toute éternité. Autant de formes comme autant de moments isolés d’une seule et unique métamorphose. Celle de l’Homme à travers tous les hommes ; celle de la Conscience à travers les consciences.

Quand on voit comment à partir de quelques oxydes, sang séché et autre charbon de bois les hommes de Lascaux ont pu exprimer une telle variété de formes et de nuances ; on imagine ce dont ils auraient été capables s’ils avaient pu disposer d’une plus large palette et d’outils plus élaborés. Ô combien peut-on déjà s’imaginer la complexité et la subtilité de leur représentation du monde ; l’acuité de leur regard sinon de leur conscience. Une conscience dont on voit bien qu’elle n’est pas tant la conséquence d’un être au monde, que son origine. Le témoin indifférent et invariant de ce phénomène qu’est la vie. Spectateur tapis dans l’ombre d’une représentation en cours.

On confond tous les jours culture et intelligence. Or, l’expérience quotidienne nous fait rencontrer tous les jours des êtres intelligents dépourvus de culture ; des êtres cultivés sans grande intelligence. L’intelligence n’a pas de frontière, de langue ou de drapeau. Elle se passe fort bien de la culture qui n’est qu’une invention sociale, humaine, sujette à tous les changements, à toutes les variations initiées par la mode et les idées en vogue. La culture, c’est la mémoire. Or, comme toute mémoire, elle est sujette à l’oubli. L’intelligence quant à elle est moins superficielle. Elle relève de cette capacité, de cette aptitude plus ou moins développée à vivre en adéquation avec son environnement. À tirer parti, sinon profit de sa nature et de ses variations. L’intelligence est directement liée à la survie de l’individu et de l’espèce. Elle est une conjonction et un savant équilibre entre l’attention à la vie, l’intuition, l’instinct, la perspicacité, l’audace, l’inventivité et la volonté... Tout cela condensé en un seul élan : la prise de décision.

Or, du haut de nos cultures et techniques contemporaines, nous prétendons mesurer l’intelligence des peuples comme celle des espèces différentes de la nôtre. Nous mélangeons les genres et entretenons une confusion dont les conséquences nous confortent et nous réconfortent, mais sans nous faire avancer d’un pas. Supposons Neandertal un moment parmi nous. Je suis sûr que pour peu qu’on lui laissât apprendre nos codes, nos eus et coutumes, nos techniques et notre langue, il ne serait pas davantage dépourvu au sein de nos sociétés. La conscience ne subit des variations que dans ses degrés d’expression et non dans sa nature.

Imaginons un homme prisonnier d’une armure. Ses gestes sont grossiers, sans fluidité et tributaires de la rigidité du carcan qui l’enserre. Ses yeux seuls sont visibles. L’expression du visage est masquée par l’acier. Une large ouverture pratiquée dans le masque fait office de bouche. Mais l’homme à l’intérieur est fermement bâillonné. Il ne peut exprimer que quelques borborygmes, grognements et gémissements rauques. Or, supposons quelques indigènes d’une contrée lointaine trouvant sur leur chemin cette étrange créature. Passées leur première frayeur et quelques tentatives de communication, ils devraient se rendre à l’évidence. Des gestes brusques, des grognements pour seul langage. Un caractère oscillant invariablement entre la peur et la colère, l’apaisement ou l’indifférence. Assez d’indices pour les amener à conclure au caractère « primitif » de la « race ». Pour autant, si les facultés de cet être semblent pour le moins amoindries, elles n’en sont pas pour cela une fidèle représentation de sa conscience ni même de son intelligence.

On a longtemps prêté aux enfants en bas âge pas plus de cervelle, de sentiment et de sensibilité que ce que pouvaient en éprouver un poulpe ou un calamar. Or on sait aujourd’hui, et chaque jour davantage que les enfants, les poulpes, les linottes et les moineaux ont une intelligence en tous points remarquable. L’éthologie – comprenez l’étude du comportement – n’en est encore qu’à ses balbutiements. À se demander si toute la difficulté ne se résume pas simplement à une capacité d’expression suffisamment élaborée de la conscience. Laquelle serait à tous les degrés identique et indifférenciée. Reste à définir ce que cette conscience pourrait être. Saisir ce qu’elle pourrait avoir de commun avec toutes les espèces animales, végétales sinon à travers toutes les formes matérielles. Toutes les questions ne se résument-elles pas en une seule ? La complexité, la technique, les moyens matériels ou intellectuels sont-ils créateurs ou révélateurs ? S’ils sont créateurs de conscience, cela sous-entend que son apparition est conditionnée par un certain état de la matière, un certain agencement et une certaine complexité. Cela sous-entend aussi que le phénomène conscient est à la fois multiple et varié, eu égard aux formes de la matière. Cela signifie enfin que changer la nature de ces formes c’est aussi changer l’état conscient qu’elles suscitent.

Si au contraire les formes de la matière sont uniquement révélatrices d’une conscience antérieure, cela suppose que celle-ci n’en est nullement dépendante. Le génie comme les formes les plus remarquables de l’intuition semblent autant d’indices qui plaident en faveur de cette hypothèse. À travers toutes les époques sinon toutes les espèces, il y a toujours eu de ces cas particuliers qui ont d’une certaine manière passé outre le cours naturel des choses. Par endroits, certaines difformités, fractures et autres singularités semblent vouloir nous dire qu’il est un autre ordre au-delà des seules apparences. Une forme de connaissance, d’information et de conscience qui cherche ponctuellement, quand l’occasion s’en présente, à forcer le cours des choses et à passer au-delà des règles mécaniques imposées par la matière et son évolution. De ce que Simone Weil appelait aussi attention intuitive et qui est selon elle : « [...] l’unique source de l’art parfaitement beau, des découvertes scientifiques vraiment lumineuses et neuves, de la philosophie qui va vraiment vers la sagesse, de l’amour du prochain vraiment secourable ; et c’est elle qui, tournée directement vers Dieu, constitue la vraie prière[2]. »

De ce que nous connaissons de la tétraplégie nous savons que ceux qui en sont les victimes n’en sont pas moins conscients. Nous savons que leur attention à la vie, leur personnalité, leur intelligence, leur sensibilité, leur être intime ne sont en rien affectés par le handicap physique dont ils souffrent au quotidien. Depuis la simple ivresse alcoolique en passant par les victimes de la maladie d’Alzheimer et jusqu’aux crises aigües du schizophrène ou de l’hystérique, ces différentes altérations de la personnalité ne sont pas pour autant des altérations de la conscience. Au même titre que l’alcoolique, le névropathe, l’hystérique ou le schizophrène ne sont pas fous en soi. Leur comportement respectif n’est pas la conséquence d’une conscience altérée, diminuée, déréglée, ou incohérente. Au contraire, la conscience toujours cohérente est simplement abusée par des sens, une perception du monde et une histoire affective chaotiques. Lesquels atténuent ou au contraire mettent en relief certains aspects de la réalité. De celle partagée de manière conventionnelle par le sens commun : la majorité des individus. On ne peut accuser d’être un chauffard celui qui perd le contrôle de son véhicule suite à une défaillance mécanique ou à une mauvaise perception de son environnement. Pour les troubles du comportement, c’est la même chose. Il n’y aurait donc jamais de « troubles du comportement » stricto sensu, mais seulement des troubles de la perception et donc de la « représentation du monde ». La conscience, elle, s’adapte et réagit aux formes qui lui sont proposées.

Depuis le protoplasme en passant par le poulpe, le néandertalien ou le tueur en série, chacune de ces entités ne réagit et ne fonctionne qu’en fonction des relations non seulement organiques mais aussi et surtout affectives qu’elle entretient avec son environnement. Tout le reste n’est que suite logique. Tout comportement reste toujours cohérent avec les informations perçues et non pas reçues. L’absence apparente de comportement reste à ce titre la marque d’une conduite logique, cohérente et adaptée à une situation et à une « histoire » particulières. Le vide de certaines consciences ne traduirait-il pas autre chose qu’une simple et logique « conscience du vide » ?

Comme le disait Bergson, ce qui caractérise au mieux le phénomène conscient est une forme d’ « attention à la vie ». Laquelle serait indépendante des formes biologiques successivement empruntées tout au long de l’évolution des espèces. Les différents degrés de complexité biologique, organique puis cérébrale n’étant que les différentes manifestations locales à travers le temps et l’espace d’un unique phénomène, invariable et étendu à la totalité du réel. Aussi, l’évolution ne nous apparaîtrait plus comme « créatrice » selon l’expression de Bergson, mais « révélatrice » d’un principe total et immanent au monde en même temps que transcendant au niveau de ses formes.

Dès lors, ce qui nous sépare de Neandertal, de Cro-Magnon ou des différentes formes empruntées par l’évolution des espèces n’est qu’une succession de formes contingentes imposées par l’inertie de la matière. Ce qui nous a permis de passer graduellement du stade néandertalien au stade Homo Sapiens n’est en définitive pas tant dû à une évolution et à un accroissement de complexité sur le plan physiologique ou cérébral, qu’à une évolution sur le plan social. La démographie, les interactions, les impératifs de communication et de structuration des sociétés animales ou humaines ont beaucoup plus fait pour l’évolution des espèces que les seules mutations biologiques. Les nécessités de survie, l’intensification des échanges, du commerce, les guerres, le brassage des idées au sein d’une diversité accrue par l’intensité démographique contribuent davantage au développement des sociétés et des individus que les seules transformations physiologiques.

Pour Célestin Bouglé, « La quantité des individus en présence, en augmentant la quantité de leurs combinaisons possibles, multiplie la complexité des rapports sociaux. La question du nombre est donc essentielle[3]. » Toutes les formes de complexités n’ont pas d’autre origine que la concentration des éléments qui les composent associée à l’étroitesse des liens qui unissent ces derniers. Si Neandertal n’a pas su évoluer et s’adapter plus rapidement, s’il n’a pas su développer les connaissances mises à profit par Cro-Magnon ; c’est tout simplement que le taux de concentration de sa population ne lui en a pas donné l’occasion. C’est aussi ce qui fait toute la différence entre un nuage homogène de matière interstellaire sans grande richesse atomique et la matière hyper concentrée d’une étoile diffusant dans l’espace toute une diversité d’éléments primordiaux. Les civilisations les plus riches sont aussi les plus densément peuplées. De celles qui favorisent les interactions les plus intenses entre chacun de leurs éléments. Être seul c’est ne pas être nous dit Boris Cyrulnik.

Or le danger qui semble aujourd’hui guetter nos sociétés hyper technologiques ne tient certes pas dans une baisse de la démographie. Bien au contraire, la concentration des populations est un phénomène qui va croissant depuis des décennies. Mais paradoxalement, c’est la dilution du lien qui unit chacun des hommes qui annonce la grande menace : celle d’une solitude individuelle en milieu concentrationnaire. À partir de là, c’est de manière inversement proportionnelle à la croissance démographique que les interactions entre chacun se déliteraient. Menant ainsi, et de manière exponentielle nos sociétés vers un appauvrissement fatal. Comme une simple pluie suffit à ruiner le château de sable le plus compact, le moindre choc suffirait à les réduire à néant. Tournés vers nous-mêmes, nos liens se fragilisent. Tournés vers les autres, ils se renforcent.

Aujourd’hui, la puissance de nos moyens de communication n’a d’égale que la pauvreté de l’information et de la connaissance qui y circulent. À l’aube de la télévision en 3D, la richesse des programmes se réduit de plus en plus à la dimension d’un point infinitésimal. Nous privilégions de plus en plus la technologie et la magnificence de nos contenants à la richesse de nos contenus. Nous avons semble-t-il troqué la joie d’une vraie connaissance, certes limitée, contre l’ivresse d’un vide sans fin. La conscience d’exister, les plaisirs quotidiens ; de ceux qui nous relient et nous retiennent au monde n’ont que faire de nos univers parallèles et de leurs « points de fuite ». La leçon de l’homme de Lascaux tient dans le simple constat que la conscience n’est en rien dépendante d’une certaine complexité atomique, organique, cérébrale ou technologique. La richesse des peintures de la grotte de la vallée de la Vézère dit suffisamment la richesse intérieure de leurs auteurs. Aucune technologie mécanique, biologique ou numérique n’ajouterait une once de conscience à celle renvoyée par ces hologrammes d’oxydes et de sang séché.

On voit à quel point les derniers outils numériques de communication ont métamorphosé les formes de nos sociétés sinon du monde lui-même. Toutefois, s’ils ont pour une large part contribué à enrichir notre culture, nous ont-ils pour autant rendus plus intelligents et heureux que nos ancêtres de Lascaux ? On peut parfois en douter. Ne préjugeons pas des formes empruntées par la vie. Pas plus de la présence ou non d’une conscience. Car, si comme le disait Bergson, notre conscience se manifeste par l’attention que nous portons à la vie ; notre inconscience s’exprime chaque jour davantage par cet excès d’attention que nous nous portons à nous-mêmes.

Sébastien Junca


[1]    Site : http://www.lascaux.culture.fr [2]    Simone Weil, La Condition ouvrière, Les classiques des sciences sociales, [1951] 2005, p. 223. [3]    Célestin Bouglé, Qu’est-ce que la sociologie ?, Les classiques des sciences sociales, [1925] 2003, p. 18.

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