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Rites d'amour et de mort

Publié le 25 août 2013 par Jlk

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À redécouvrir par le texte et sur DVD: la nouvelle bouleversante de Mishima, intitulée Yûkoku (Patriotisme), et le court métrage qu'en tira le grand écrivain japonais écrivain en 1965, cinq ans avant sa mort par seppuku. Avec un entretien complémentaire de Jean-Claude Courdy chez l'auteur, datant de 1966.

C’est une nouvelle magnifique et terrifiante que Patriotisme d’Yukio Mishima, dont les tenants et l’aboutissant tragique s’exposent dès les premières lignes : «Le 28 février 1936 (c’est-à-dire le troisième jour de l’Incident du 26 février), le lieutenant Shinji Takeyama du bataillon des Transports de Konoe – bouleversé d’apprendre que ses plus proches camarades faisaient partie des mutins et indigné à l’idée de voir des troupes impériales attaquer des troupes impériales – prit son sabre d’ordonnance et s’éventra rituellement dans la salle aux huit nattes de sa maison particulière, Résidence Yotsuya, sixième d’Aoba-Chô. Sa femme, Reiko, suivit son exemple et se poignarda ».

 

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Voilà : c’est tout. Parce qu’il ne supporte pas l’idée de prendre les armes contre ses camarades, le jeune lieutenant se fait seppuku ; et comme il sied à une femme de soldat, Reiko le suit immédiatement dans la mort. S’il avait eu le moindre doute à ce propos, le lieutenant eût poignardé Reiko lui-même avant de s’immoler. Mais il sait que la jeune femme (il y a moins de la moitié d’une année que les noces de ces deux exemplaires parfaits de la race nippone ont été célébrées) est entièrement prête à la totale observance du Décret sur l’Education qui ordonne au mari et à la femme de vivre en harmonie, interdisant ainsi à l’épouse de contredire l’époux, sous la grave protection des dieux et le respect de Leurs Majestés impériales.

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« Même au lit, est-il précisé, ils étaient, l’un et l’autre, sérieux à faire peur. Au sommet le plus fou de la plus enivrante passion ils gardaient le cœur sévère et pur ».Et c’est exactement ça : sévère et pure est cette histoire d’une toute jeune femme qui fait, avant même de connaître la décision du lieutenant, de soigneux préparatifs de répartition, entre ses amies d’enfance et camarades de classe, de ses kimonos et autres objets chers (un petit chien de porcelaine, un lapin, un écureuil, un ours, un renard exposés sur la radio), après quoi, comme elle s’y attendait, le lieutenant lui annonce son implacable résolution de s’ouvrir le ventre.

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Amélie Nothomb me dit un jour que cette nouvelle qu'elle me fit découvrir,  était l’un des plus beaux textes contemporains qu’elle connaissait, en ajoutant prudemment qu’elle ne cautionnait pas pour autant son côté « facho ». Or je ne trouve rien là-dedans que de conforme absolument à la règle d’un Empire et d’un ordre militaire rigoureux, sans quoi la tragédie n’y serait pas. Le tragique tient au dilemme insoluble devant lequel se trouve le lieutenant, qui sait que l’empereur va lui ordonner de châtier ses frères d’armes, sait qu’il ne peut désobéir au maître sacré ni tuer ses camarades.

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Si la nouvelle de Mishima nous prend à la gorge et aux tripes, c’est parce que l’écrivain, si fasciné qu’il soit par ce Japon du Devoir, est également un artiste, un psychologue et un poète d’une extraordinaire porosité, qui nous fait vivre, un instant après l’autre, le drame de Reiko, puis la dernière nuit des amants se chargeant d’un érotisme grandiose, puis l’effrayante boucherie rituelle du seppuku (que Mishima vivra lui-même le 25 novembre 1970) à laquelle Reiko assiste sans faillir, enfin le geste ultime de la jeune femme quand elle s'égorge elle-même.

Tout cela, bien entendu, devrait se lire à la vitesse des idéogrammes, alors qu’on passe ici du japonais au français par l’anglais. Mais la beauté de cette nouvelle, mélange d’inflexible pureté et de tendresse, la fulgurante rapidité du récit, la justesse de chaque sensation et de chaque émotion, passent les cloisons des langues et les obstacles des langues, autant qu’elles passent les barrières de cultures et de mœurs, de nations ou d’époque, participant bel et bien de la ressemblance humaine.

Du texte de  Yûkoku, Mishima a tiré en 1965 un court-métrage d'une stupéfiante plasticité, dont les images hiératiques reproduisent très fidèlement la dramaturgie finale de la nouvelle, avec la dernière étreinte amoureuse du couple, le seppuku du lieutenant et le suicide de Reiko, sur le fond musical d'une version du Tristan et Isolde de Wagner enregistrée en 1936. Maudit et détruit, ce film bouleversant (véritable mise en scène avant la lettre de la mort de l'écrivain) avait disparu jusqu'en 2005 où une copie en fut retrouvée. Le triptyque du DVD (avec la nouvelle et le film) est complété par un livret de Stéphane Giocanti évoquant la trajectoire de Mishima et la place de Yûkoku dans son œuvre, avec une accentuation exagérée (selon moi) de la composante homoérotique de Yûkoku. La nouvelle et le film sont une chose, où l'élément masculin et féminin s'équilibrent parfaitement, et leur récupération "gay" relève plus ici de la fantasmagorie complaisante que de la substance essentielle de l'œuvre...  

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Yûkoku, rites d'amour et de mort. DVD aux éditions Montparnasse, incluant la nouvelle en Folio, le film et le livret.


 


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