Magazine Nouvelles

Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent

Publié le 06 octobre 2013 par Angèle Paoli
Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent,
L’Amourier éditions, 2013.


Lecture d’Angèle Paoli


Joseph tresse le sang de la vigne avec le rouge qui l'obsède.
Ph., G.AdC

« LE SILENCE BRUISSANT DE LA VIGNE »

D’apparence simple et transparente, le dernier récit de Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent, semble promesse d’un univers à la fois poétique et familier. Pourtant, le titre-frontière – qui pose la pensée sur l’émouture de la lame – ouvre sur un monde autre. Un monde de vent de lumière de silence et de sang. Un monde absurde, tissé de contradictions, de cruauté et d’intolérables souffrances.

Dès l’incipit, la vie du narrateur bascule, d’une paisible vie de petit vigneron du midi à celle de conscrit appelé à se battre de l’autre côté de la Méditerranée pour sauver l’Algérie et apporter la civilisation sur des terres arasées par la « verticalité de la lumière » et par le vent. Ce temps-là est le temps de la guerre, le temps des violences subies par un pays mis à feu et à sac par les colonisateurs français. La voix de La Fenêtre du vent est celle du jeune Joseph, vigneron « pas assez riche qui n’a pas pu payer son remplacement ». La trame du récit est simple. Joseph arrive dans un pays d’exil, à la fois étrange et étranger. Il en repart, touché à mort par ce qu’il y a vécu :

« La guerre ne m’a pas tué. L’amour m’a mis à mort », déclare Joseph avant d’aller retrouver le monde qui était jadis le sien et dont il n’est pas sûr qu’il le soit encore à son retour.

Entre ces deux extrêmes, il y a le vide, il y a l’attente. Il y a la quête d’un « point d’appui » dans le ciel pour échapper à la disparition et à la mort. Il y a l’attente d’un miracle. « C’est hier que le miracle est arrivé. Je dis miracle, je n’ai pas d’autre mot », confie Joseph. Le miracle s’incarne en Leila. Mais, avant l’apparition de l’« ange bleu », avant « le ravissement et la félicité », avant l’expérience de l’infinie caresse de la lumière, avant le désastre ouvert par la béance de l’absence, il y a la vie ordinaire dans un camp militaire, rivée à celle du casernement, au rythme des opérations menées, « expéditions dans les collines », pillages et tueries, à l’expérience irréversible du sang versé pour une cause dont le sens échappe et qui ne trouve en rien sa raison d’être dans les convictions hurlées par le capitaine : « On doit tenir son rang face aux indigènes. Que diable ! » Il y a la peur, omniprésente et tenace ; et la découverte que la jouissance existe dans l’acte de tuer.

« Ce n’est pas que cette guerre me plaise, mais je suis surpris à jouir de ma propre violence. Une énergie m’a porté dans le massacre. Je me suis surpassé. La bataille est une rencontre au-delà de la peur. Émulation et détermination dit le capitaine ».

Un homme double, ce capitaine, « spirituel et affable dans le privé », mais qui fait trancher les têtes sans jugement, acte nécessaire pour l’assise de son autorité.

Poursuivi par l’horreur du sang et par la « jouissance noire » d’une ivresse qu’il ne supporte pas, Joseph tresse le sang de la vigne avec le rouge qui l’obsède. Les images s’entrelacent qui mêlent formes et rouges :

« Le raisin tombe, la tête tombe – le rouge coule. Et on continue à avancer – que diable ! »

La métaphore se file tout au long de la marche des hommes sous le soleil, dans la violence qui les conduit sur la voie de la mort :

« Lourd, le soleil, longue la marche. Le jus de raisin coule sur mes tempes – dans mon dos. »

Ou encore :

« Au bout de la vigne attend le cheval avec le tombereau sur la charrette. Une distance démesurée. J’avance pas à pas dans la chaleur rouge. »

Le chapitre se clôt sur le couperet du constat :

« Le sang de la vigne n’a pas de fin ».

La vigne a imprimé son graphisme dans la mémoire vacillante de Joseph. Elle a incrusté ses écritures dans les souvenirs du narrateur. Le sang de la guerre charrie avec lui les images du passé. Il ramène le « silence bruissant » de la Pierrotte, dont le « nom caillouteux » sied si bien à la vigne, la rose trémière qui « dodeline son pourpre », « les mains de Marie qui engendrent » le « miracle » du pain, les mots de la mère et son âme. « Petites résurgences » que le « poète-paysan » croyait enfuies.

La vigne pervertit de « giclées de rouge » le monde qui l’entoure. À moins qu’il ne s’agisse de ses rêves :

« Le sang bat jusque dans mes oreilles. Des lauriers roses sanglants défilent dans ma tête, soldats grotesques. »

Tenaillé par le doute, Joseph l’est aussi par la confusion qui l’habite et par la folie qui le guette :

« J’ai tué – et dans l’odeur débraillée du carnage – je me sentais à la fois puissant et misérable. Je ne sais pas bien quoi faire de tout ça. Je crois que le rouge du sang s’est infiltré dans ma tête goutte à goutte. Je le crois, car souvent je vois rouge et n’ai plus alors de discernement. Je me débats comme pris dans un filet que je ne comprends pas. »

Il fallait que quelque chose survienne. Qu’un miracle se produise, qui fasse reculer l’offensive du rouge. C’est par le « bleu » que ce miracle arrive. Celui de la silhouette entrevue « d’une jeune femme accroupie dans l’ombre ». « Une femme bleue et silencieuse », qui « a ondoyé » Joseph « de sa parole » en le nommant Youssef.

« Depuis que je suis Youssef, quelque chose en moi s’est agrandi. De la lumière est entrée. Je suis autre. Je deviens… Je deviens celui que tu nommes. Leila me recrée pour que je rentre dans son paysage. »

Sous la trame cruelle des événements, Jeanne Bastide tisse une toile de haute lice, toute de sensibilité, de finesse et de poésie.

Angèle Paoli in Europe, revue littéraire mensuelle, juin–juillet 2013, n° 1010-1011, pp. 358-359.
Jeanne Bastide, La Fenêtre du vent




JEANNE BASTIDE

■ Jeanne Bastide
sur Terres de femmes

Intimité de la lumière (extrait)
Lucarnes (note de lecture d’AP)
Un silence ordinaire (note de lecture d’AP)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions L’Amourier) une page consacrée à La Fenêtre du vent de Jeanne Bastide




Retour au répertoire du numéro de octobre 2013
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog