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Françoise Ascal | Philippe Bertin, Levée des ombres

Publié le 07 novembre 2013 par Angèle Paoli
Françoise Ascal, Levée des ombres,
Éditions Atelier Baie, 2013.
Photographies de Philippe Bertin.


Lecture d’Angèle Paoli

ANIANE, « ENTRE RONCES ET BARREAUX »

Tramée sur la page de faux-titre, mêlée à une écriture manuscrite fine où il est possible de déchiffrer quelques symboles et formules mathématiques —

1e leçon – Mesure des temps —

une clé, rattachée à une corde en fibres naturelles.

Au-dessus se détache le titre de l’ouvrage : Levée des ombres. Signé par Françoise Ascal pour le texte courant, l’ouvrage est jalonné de photographies de Philippe Bertin.

Dès la première de couverture, les ombres sont annoncées par un montage de deux photographies juxtaposées. L’une à dominante de couleur proche du magenta (mauve saturé), l’autre vert vif. À l’intérieur de l’ouvrage, les photos sont tout pareillement présentées : la mauve à gauche, la verte à droite. Les photos de droite sont exemptes de personnages. Univers déserté par le temps et par les hommes. Corridors, cellules, murs avec tags et graffitis, lavabos ébréchés, tapisseries décollées, escaliers avec rampe, bureau et tiroirs vides. En lisant la préface de Françoise Ascal, on apprend qu’il s’agit de photos prises à l’infrarouge par Philippe Bertin en 2011 ; tandis que les clichés en mauve, animés de personnages, sont en réalité des négatifs qui remontent 80 ans en arrière. On y voit des hommes au travail, debout devant d’énormes métiers à tisser ; d’autres dans des ateliers, aux machines, à la cantine, aux douches, dans les salles de classe ou dans une salle de théâtre. Toujours sous surveillance. On y voit plus loin, confortablement installé dans un fauteuil et trônant dans un salon luxueux, un « patron »/« un directeur », entouré de portraits-médaillons. Deux mondes coexistent dans le même espace, deux mondes antagoniques qui jamais ne se rencontrent. Celui du monde libre et celui du monde carcéral.

La juxtaposition de ces photos étranges intrigue. Les photos en elles-mêmes, surréelles, dérangent. Passé et présent semblent se souder, du mauve au vert vif. Ou du vert vif au mauve. Dans une même déchirure. Dans une même souffrance. Une même douleur qui abolit l’espace-temps. Ouvrage-diptyque où textes et photos se répondent en contrepoint. Progressivement, le lecteur, attentif à suivre les traces, traverse ce lieu. Revient en arrière. Passe et repasse, d’un texte à l’autre, d’un diptyque photographique à l’autre. Voyage improbable dans un même lieu qui a inspiré aux deux artistes ce travail de remontée du temps. Nous sommes à Aniane, dans une abbaye bénédictine fondée en 782 par Witiza, futur saint Benoit d’Aniane. Qui pourrait s’en douter ?

Dans sa préface, Françoise Ascal évoque le passé historique de l’abbaye, depuis sa fondation au cours du Haut Moyen Âge jusqu’à l’année 2012, date de l’acquisition par la Communauté de Communes de la Vallée de l’Hérault de cet ensemble architectural, classé depuis 2004 au titre des Monuments Historiques. Entre ces deux dates butoir, l’abbaye a traversé les âges et connu bien des vicissitudes et des reconversions. Devenue filature de coton en 1810, puis centrale de détention pour adultes en 1845 (elle appartient alors au Ministère de la Justice), elle devient en 1885 une colonie pénitentiaire pour mineurs délinquants.

Lieu de mémoire hanté par l’histoire de l’enfermement, l’ouvrage duel de Françoise Ascal et de Philippe Bertin interroge les murs de cet espace de détention, soulevant les strates historiques qui le constituent, afin que se lèvent les ombres, afin que se libère le silence qui pèse entre les pierres. Prenant appui sur des documents d’archives ainsi que sur des négatifs d’époque, textes et photos s’en détachent cependant pour laisser libre cours aux images et à l’émotion que suscite l’emprise d’un tel lieu.

Daté du 8 novembre 2011, le texte de Françoise Ascal s’ouvre par un poème qui ancre l’écriture dans un présent immobile, figé dans son labyrinthe de pierres écaillées. Il faut secouer ce qui oppresse, se dégager de la pesanteur de l’atmosphère pour pouvoir affronter la descente dans les « plis » de l’histoire. Et d’une histoire de la réclusion. Abbaye/Filature/Prison. Mais la langue se dérobe et les mots manquent. Comment faire surgir les vies qui ont peuplé cette ville autarcique sous haute surveillance ? Comment aller au cœur de ce qui a été vécu ? Enfermement, asservissement, rabaissement de l’humain ? Que disent les murs délabrés, les enfilades de couloirs, les « cages à poule » grillagées, suspendues pour y punir les récalcitrants, les niches, les cloisons, les lourdes portes ?

Descendre encore plus loin, gratter, creuser au-delà des documents d’époque, pour tenter de comprendre à quelle existence se trouvait assujettie la « racaille » d’alors, dont la société se débarrassait à bon compte en se donnant bonne conscience.

« Il faut soumettre l’enfant, s’il continue à fauter, c’est que la discipline n’est pas suffisante », est-il déclaré, en 1890, au cours d’un congrès sur les colonies pénitentiaires. Comment se protéger du « péril jeune », sinon en mettant à l’écart Apaches, Blousons noirs et autres délinquants ? Sinon en les pliant sous la férule, sous une discipline de fer. École, Discipline, Travail, lit-on sur l’arcade de la salle de théâtre.

En 1889, 515 jeunes colons sont enclos dans 18 000 m2. Une « ruche monstrueuse ». Dans la nuit de Noël 1898, la ruche explose. Mutineries, rébellion, évasions qui se soldent par une répression.

Françoise Ascal s’insurge contre les violences qui toujours resurgissent à l’identique, d’une époque à l’autre, sous des terminologies différentes. La nouvelle génération de scientifiques qui s’ingénient à mettre au point, in utero, des systèmes de dépistage des criminels en herbe, la révulse. L’ombre maléfique du docteur Lombroso plane sur le rapport Bockel. Le visage terrifiant du monstre vert surgit sous l’œil du photographe. Le masque de la mort impose le sien aux vivants.

Curieuse révolution que celle qu’a connue l’abbaye de Benoit d’Aniane. Conçue pour la lumière et la spiritualité, elle a basculé dans l’ombre et y a perdu son âme. Ainsi, au-delà de la misère qui griffe les murs, la poète interroge le passé religieux de l’enceinte bénédictine. À quelle vie les moines reclus dans les cellules ont-ils été conviés sinon à une vie soumise à l’acédie ?

Et ce lieu, qui aurait dû être celui de la prière et de l’amour, s’est mué, en cours de route, en repaire de haine. Une haine « souterraine » qui

« soudain explose
frappe, enflamme, consume
calcine
chair et cœur »
.

Ailleurs, Françoise Ascal martèle par le rythme des vers, par les répétitions et par les anaphores, ce qui la hante la bouleverse la révolte :

« Tags sur les mondes blancs de notre amnésie, de nos abandons, sur les tabous, les absences, les silences

Tags sur les “plus jamais ça”
renaissant sans cesse

Tags
entre ronces et barreaux
sur le carrelage d’une ancienne infirmerie

Tags à la place du sang qu’on ne
verra pas »
.

Et le poème, dans tout cela ? Quel rôle peut-il jouer ? Quelle vérité peut-il transmettre ? Sans doute aucune mais aussi tant d’autres. Son rôle de levier est modeste. Mais peut-être ouvre-t-il la voie aux poèmes à venir. Celui de Françoise Ascal « s’enracine dans une abbaye dévastée, une fabrique oubliée, une prison désaffectée, un éphémère centre de rétention… ». Il prend place parmi d’autres témoignages (d’ethnologues, d’historiens, de mémorialistes) qui se stratifient dans le silence. Mais il est là. Il résiste et il tient tête. Il agit subrepticement. De cette présence subreptice est né l’espoir. Un matin. Un beau matin de printemps. Des enfants ont fait irruption, réveillant de leurs cris et gambades les ombres ensevelies. À la manière de Prévert, ils ont inventé des listes « insolites », lancé des mots à la volée, réinventé la vie.

« Ce matin-là, il suffisait de se pencher sur l’herbe que foulaient les grappes d’enfants pour découvrir, discrète entre les tiges, la poussée irrépressible des premières violettes. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Françoise Ascal, Levée des ombres



FRANÇOISE ASCAL

Francoise Ascal par Michel Durigneux

Ph. © Michel Durigneux
Source


■ Françoise Ascal
sur Terres de femmes

Lignées (note de lecture d’AP)
[Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de la mél) une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal



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