Après "Peur à peur", voici la deuxième
histoire écrite en commun sur le forum:
Voyage retour
Jamais, elle n'avait vu une chose pareille !
Tous ces types alignés en tenue des grands soirs! Et quand je dis "tenue des grands soirs", vous imaginez bien de quoi je parle!... queue de pie et haut de forme. Les "demoiselles" et les "dames"
en robes de mousseline ou de taffetas ondoyaient dans cette immense salle de bal.
Elle était là, à l'embrasure de la porte du vestibule, elle savait bien qu'elle n'avait rien à faire là. "Un bal c'est pas fait pour les souillons dans ton genre!" lui aurait laché Madame
Albertine, la tenancière du Palais des Délices.
Mais Madame Albertine n'était pas là, de là où elle était il y avait bien peu de risques qu'elle put la voir.... "Et puis j'm'appelle pas Cosette ni Cendrillon, espèce de mère maquerelle!"
grommela-t-elle.
C'est ce moment que choisit l'orchestre pour s'arrêter, le silence se fit lourd.
Tout à coup, queues de pie et hauts de forme, taffetas et mousselines se figèrent sur place. Et là, très lentement, comme au ralenti, des dizaines de regards se tournèrent vers elle...
Trop tard pour se dégonfler, la jeune japonaise avala sa salive et s'avança dans la salle.
Elle était belle, drapée dans son kimono de soie sombre rehaussée de broderies plus claires, elle était belle mais ils étaient tous beaucoup trop surpris pour s'en rendre compte...
Tous surpris, sauf un. Lui ne portait aucun haute-forme, ni queue de pie. D'un pas assuré, il se dirigea tout droit vers elle. Tête baissée elle avancait, les yeux noirs brillaient à travers le
rideau de sa frange, "Mazette, te voilà donc!"
On peut dire qu'elle l'avait cherché, partout, dans tous les bouges de la ville, dans tous les caniveaux, jusqu'à ce qu'elle pensât au grand bal, bien sûr, c'était là qu'elle le trouverait...Et
elle avait eu raison, il était là, devant elle!
C'est alors que Madame Albertine coupa le courant au disjoncteur: panique au Palais des Délice, la salle fut plongée dans l'obscurité. Elle sentit sa main happée par la sienne et il l'entraîna
prestement vers la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin, il était fort habile dans l'obscurité et ils n'heurtèrent rien ni personne...
Elle n'eut pas le temps de s'étonner de ses huit ans, elle même en avait seize et pas trop de préjugés; en ces temps-là seule comptait l'efficacité, et pour être efficace, l'organisation employait
les moyens qui se présentaient; un garçon de huit ans avait autant de valeur qu'un homme de trente, et pour certaines missions, plus de dispositions.
Ils couraient maintenant depuis plus d'un quart d'heure, à la lueur de la lune il paraissait encore plus jeune et plus pâle, seuls leurs deux souffles réguliers rythmaient
le silence dans la ville déserte.Ils s'engoufrèrent sous un porche et enfin purent souffler dans la cour d'une maison abandonnée; des graminées entre les pavés, un chat applati sur un muret à
moitié écroulé et la lune de juillet qui découpait des ombres franches dans cette solitude apaisante. Quand ils s'appuyèrent sur le muret, le chat s'enfuit dans un miaulement énervé, un volet
claqua, l'enfant se tourna vers la jeune japonaise:
- Alors?
- Alors quoi ? Je croyais que c'était toi qui me le dirais ! Zut alors, c'est toujours pareil. On nous fourre dans un guêpier et personne ne sait jamais pourquoi !
- Bon tant pis! C'est ici que je dois te laisser. Il faut aussi que je te donne ça.
Il lui fourra un petit paquet dans la main et disparut dans la nuit...Elle retroussa son kimono peu pratique pour l'aventure et s'assit contre un puît déglingué en ralant,
"Maudits français!".
Vraisemblablement elle s'endormit, car quand elle rouvrit les yeux, il faisait déjà grand jour et, dans la cour, ceux qui devaient être la concierge et le jardinier de l'immeuble, la regardaient
bouche bée...
"Bien le bonjour demoiselle" dit la femme en ricanant, "C'est-y donc un endroit si fabuleux pour pioncer, la Cour des miracles?"
Quoique railleuse, la femme semblait plus blagueuse qu'irritée. La japonaise réfléchit; la Cour des miracles, elle en avait entendu parler, et si son jeune compagnon l'avait emmené jusqu'ici, ce
n'était pas pour la livrer à la délation populaire. D'ailleurs l'homme la tira d'affaire en affirmant qu'on causerait mieux autour d'un café. Elle se leva, la main toujours serrée sur son petit
paquet, étira ses bras vers le soleil et "entendu" dit-elle en souriant simplement. Elle était en territoire ami.
Quand ils furent assis dans la petite loge, devant une tasse de café brûlant, elle se laissa aller à raconter son histoire: comment elle fut enlevée à sa famille au pied du
Fuji Yama, comment elle s'était retrouvée chez la mère maquerelle parisienne, comment elle avait fui avec l'aide du garçon et ce qu'elle attendait de lui en échange du paquet si chèrement
gardé...
"Eh ben quelle histoire..." le jardinier songeait,qu'il travaillait chez une personne au bras long et qui serait trés interressée par ce colis-là, on avait un moyen d'obtenir bien des
compensations, et de l'action.
Ils partirent au crépuscule pour rester discrets et il la laissa sur le port, devant le bateau sur lequel elle devait embarquer pour rentrer chez elle, elle lui confia le
paquet si attendu et sa silhouette s'évanouit dans la nuit dense des docks. Elle ne lui avait rien dit : ni pourquoi ce paquet était si important, ni quoi en faire. Il songea que, finalement, ce
tout petit paquet avait été source de bien des ennuis et, pfft ! tout à coup, sans y penser vraiment il le balança dans l'eau noire. Il entendit le glou glou du colis qui s'enfonçait dans l'eau
froide. Il s'en retourna d'où il était venu rêvant aux croissants chauds du petit matin qui n'allait pas tarder à pointer le bout de son nez.