Magazine

A suspicious river / Kasischke

Publié le 29 octobre 2013 par Lulamae Barnes @lulamaeA

Image

« Le Swan Motel, de l’autre côté de la rue, était propre et frais – draps amidonnés, moquette beige, serviettes de toilette blanches et décentes que nous envoyions deux fois par semaine à Ottawa City, pour les faire laver, dans un camion plein de sacs-poubelle en plastique vert olive. Derrière le motel, la Suspicious River roulait ses flots noirs… » Hyperréalisme, violence et crudité, transfigurés dans un univers poétique d’une force exceptionnelle, Kasischke n’est pas sans rappeler le grand Hopper et les meilleurs cinéastes américains. Mais surtout, elle fait du lecteur un voyeur fasciné, véritable héros de cette entreprise.

Une virée éclair en librairie pour acheter un cadeau. Il n’est absolument pas question de m’acheter quoi que ce soit et surtout pas un énième roman alors que je lutte en vain depuis plusieurs semaines avec la lassitude qui m’envahit à chaque fois que je rouvre les New-Yorkaises d’Edith Wharton.

Et pourtant, c’est plus fort que moi, je passe mine de rien dans le rayon des romans étrangers et attrape la certitude d’un agréable moment quand j’embarque ce livre dont la couverture m’appelle. Les couleurs sont sublimes, l’ensemble me chuchote que l’univers du roman est exactement ce dont j’ai besoin à ce moment-là. Et puis choisir un livre de Kasischke est devenu un geste automatique, je ne peux m’empêcher d’aller chercher plus loin dans les romans de cet auteur fascinant.

A suspicious river est un microcosme enfermé dans une boule à neige, un tout en soi, un petit miracle façonné par Kasischke.

L’univers et l’ambiance qui le baigne sont travaillés à l’extrême dans ce roman, premier de l’auteur. Dès les premières pages je suis littéralement suffoquée par tant de talent. Comme à son habitude, Laura Kasischke nous prend par la main et nous introduit sans préambule dans le théâtre cruel et poétique de son écriture.

L’intrigue ici semble même s’effacer parfois, comme Leila, personnage principal du roman qui traverse le roman de manière mécanique en regardant son propre corps se mouvoir, comme si elle le surplombait sans pouvoir le contrôler.

Et pourtant Kasischke nous fait voyager dans les arcanes de la mémoire et du souvenir. Elle reconstitue la texture des choses vécues, ces éléments que l’on croit remisés pour toujours dans le grenier de la mémoire et dont la présence s’exprime en réalité dans chaque parcelle de présent vécue. Différents épisodes plus ou moins indépendants, a priori, les uns des autres viennent se mêler à la trame du présent dans le roman pour constituer une sorte de résumé de Leila, qui déambule dans la vie en portant le poids de sa propre existence.  On observe d’ailleurs à quel point le passé et son influence potentielle sur le présent varient, ce qui se reflète dans la longueur et l’intensité de ces passages , parenthèses dans la narration.

Au final il ne s’agit ni plus ni moins que d’une tentative littéraire pour reconstituer, ou plutôt disséquer, d’une manière subtile et saisissante, les éléments de vie qui permettent de comprendre la complexité apparente d’un être et de son comportement.

Mais ce qui frappe le plus à la lecture de A suspicious river est la dualité entre poésie et cruauté que Kasischke se plait souvent à mettre en balance dans ses romans. La langue est travaillée à l’extrême, enrichissant la narration d’associations, de métaphores et de comparaisons qui augmentent la réalité, lui conférant une dimension poétique et imaginaire.

Cette écriture si sensible et à la fois si impitoyable de Kasischke nous fait les spectateurs de la déchéance morale et physique de l’indifférente Leila dont nous suivons des yeux l’ombre tels des voyeurs pervers, impuissants et avides d’en connaître l’issue.

De loin A suspicious river est le meilleur Kasischke que j’ai lu, pour l’intrigue par strates, qui se construit lentement et se laisse deviner avec subtilité mais surtout pour la langue (reste à savoir si le texte français est fidèle à l’anglais) qui est façonnée avec plus de rigueur (et de désespoir me semble t-il parfois, comme si la langue était l’ultime étincelle dans un monde grisâtre) que dans ses autres romans.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Dossier Paperblog