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Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation par Sylvie Fabre G.

Publié le 10 janvier 2014 par Angèle Paoli
Emmanuel Merle & Thierry Renard,
La Chance d’un autre jour, Conversation,
Éditions La passe du vent, 2013.
Préface de Claude Burgelin.
Collages de Sonia Viel.


Lecture de Sylvie Fabre G.


CE QUELQUE CHOSE QUI ADVIENT ET DEVIENT ENTRE

Mais il y a l’autre… Celui que
j’envisage et qui m’envisage.

E. M.

Nous sommes en train de bâtir
notre propre cathédrale.

T. R.
Ouvrir le livre généreux qu’ont publié récemment aux Éditions La Passe du vent les poètes Thierry Renard et Emmanuel Merle et la plasticienne Sonia Viel, c’est ouvrir les pages d’un dialogue à trois auquel ils nous convient et qui met en forme, en mots, en rythme et en images, la vie même. C’est rentrer dans l’intelligence d’une conversation qui nous appelle à saisir la chance d’un autre jour en épousant son essor et son flux, son intensité et sa déréliction, sa coulée et ses épiphanies pour faire advenir et devenir « ce quelque chose entre » qui, par-delà solitude et séparation, unit soi à l’autre. Bâtie en trois parties, cette œuvre « cathédrale », « à l’architecture savante, naturelle et légère », comme la définissent et l’espèrent les auteurs, fait résonner leur double voix et différents genres littéraires. L’entretien liminaire d’abord, intitulé symboliquement Paroles données (mais le recueil entier pourrait porter ce titre tant il est en effet ressenti par le lecteur comme un don), nous amène à comprendre comment et pourquoi Emmanuel Merle et Thierry Renard se sont engagés dans l’édification de cet ensemble bruissant qui réunit trois parties illuminées par les collages, vitraux sensibles de Sonia Viel. S’y dessine déjà la singularité des caractères et des styles en même temps qu’est mise au jour leur communauté de cœur et d’esprit. Celle-ci tenant, malgré les interrogations, les doutes et les angoisses, à une foi dans l’aventure humaine et poétique et dans la nécessité du partage. Dans une suite de regards posés sur le monde et sur eux-mêmes, les poètes, par le jeu des questions-réponses et des poèmes adressés, obtiennent un effet de miroir réfléchissant qui aiguise leurs mots et s’accorde aux images de Sonia Viel, d’ailleurs légendées par des vers. Leur propre parcours est mis en résonance avec la rumeur du monde qui les entoure, et les textes, quelle que soit leur forme, parlent la rencontre et montrent ses effets, déterminant leurs choix et la complicité de leur démarche. Leur volonté affichée est de « faire grandir le poème » par la confrontation des expériences et ainsi de rejoindre une vérité de vie et d’écriture qui donne un sens à leur être-au-monde. Tâche immense que « chacun doit recommencer constamment », nous rappellent-ils, mais tâche menée, jour après jour, avec ceux qui sont dans la quête, créateurs ou non, pour trouver « un peu plus de joie » et consentir à la vie et au passage. Les deux poètes rendent d’ailleurs grâce aux hommes, tels, entre autres, Camus, Pasolini, Senghor pour Thierry Renard, et Baudelaire, Bonnefoy ou Harrison pour Emmanuel Merle, qui leur ont montré le chemin. Les noms des vivants ou des morts prononcés sont ceux d’une famille de pensée et de sensibilité. Elle comprend aussi les plus proches, anonymes ou non, parents, amis et enfants, qui, dans le rire ou les larmes, les accompagnent. Tous sont « des absolus », dit Emmanuel Merle, dans le temps, inéluctablement limité, qui leur est octroyé sur cette planète. Humains, ils doivent faire face à la beauté et à l’horreur, à l’amour et à la mort et les poètes, comme l’artiste, ne sont là que pour en témoigner. Ils habitent ensemble des lieux disséminés aux quatre coins de l’espace et la deuxième partie du recueil les évoquent comme autant de Pièces détachées, autant de morceaux du monde un instant surgis dans la lumière des jours et de leur regard. Le voyage immobile ou réel des poètes dans le recueil est une sorte de va-et-vient sans fin d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un dehors à un dedans. Il nous fait découvrir leurs terres qui sont à la fois des demeures physiques, émotionnelles et mentales. Les collages subtils de la plasticienne, à la fois réalistes et oniriques, en font pleinement partie. Chacun des auteurs a ses lieux privilégiés, liés à leurs origines, à un savoir et à un art, à leur imaginaire, à des amours. Leur sentiment d’appartenance, mythe ou réalité, s’exprime pleinement. Les titres des textes en prose, plus narratifs et réflexifs, qui constituent la deuxième partie, nomment l’ici ou le là-bas. Comme s’il avait dû s’éloigner pour mieux se trouver, c’est sur Une route de Californie qu’Emmanuel Merle redécouvre « la pierre, l’eau et la lumière », un « langage » déjà appris, nous révèle-t-il, au pays de l’enfance dans la proximité de Trois lacs de montagne. Et l’Italie de Thierry Renard n’appartient-elle pas elle aussi « au film de son enfance » ? Elle lui rend, « malgré la crise imposée » et sa souffrance personnelle d’adulte, « la douceur de vivre ». « Sa gaieté explosive », son insoumission, ses errances parfois destructrices sont les siennes. Au Mali ou à Ravenne, en Amérique ou sur le plateau Matheysin, l’habitation poétique du monde est la même et elle irrigue leur moi en réunissant le passé, le présent et l’avenir. Fin et commencement se rejoignent pour faire entendre au lecteur le chant de l’enfance éternelle. Nul hasard, la troisième partie, la plus importante, qui donne son titre éponyme au livre, s’ouvre sur une scène d’enfance. La chance d’un autre jour est donnée pour vivre et revivre ce qui nous meut et nous émeut, ici l’alliance d’un châtaignier, d’un train et d’un oiseau qui prend la figure du destin. Deux cent quarante-huit poèmes, du quatrain au sizain, en vers libres, tous numérotés et pourtant circulation des souffles sur la page, se succèdent, établissant une étrange correspondance où alternent les voix des poètes lancés dans l’aventure d’une écriture qui transmue « la solitude en ouverture ». L’intime et le secret d’un quotidien échangé et d’une création partagée nous révèlent leur attachante humanité. Thierry Renard et Emmanuel Merle poursuivent le dialogue entamé et l’authenticité de ce dialogue a cette noblesse qui leur est propre. Car « chacun reste dans son paysage », écrit Claude Burgelin dans sa préface, « tout en accueillant l’autre. » Un paysage, oui, nous est offert à chaque poème, avec son rythme propre, lenteur, brièveté ou palpitation :

« Montagnes, maintenant
je suis chez moi, de retour,
après un long périple plat.
Et vous me transportez
de l’autre côté du chagrin. »

Avec ses images aigues et ses mots éclatants, ses envolées et ses chutes, sa tonalité mélancolique ou joyeuse :

« Et ce matin ça y est, c’est bleu.
Bleu jusque dans la voix,
jusque dans le vocabulaire.
C’est bleu, à plonger à l’envers,
tête la première dans le ciel. »

Avec les sensations et les sentiments qu’il procure, les pensées qu’il fait naître :

« La lucidité est un éclair
qui nous transperce le cerveau.
L’éclat de la mort, lui,
nous submerge à tout instant.
Tout a déjà été dit. »

Voilà saisis pour nous la vie dans ses clartés et ses ombres, et l’écriture telle qu’elle va :

« …La table ce matin est jonchée
d’épines humides
et de taches lumineuses.
Ma poésie aussi. » Les mots de l’espoir glissent le long des pages, ils ont cargaison de révolte, de désirs inaccomplis, d’injustices à réparer, mais « l’indispensable fraîcheur » des choses et des êtres, la folie d’amour. Le poète pétri d’inquiétude et d’angoisses est celui qu’« une femme toujours attendait sur le pas de la porte », il dialogue silencieusement avec celui qui éprouve « cette sensation / d’avoir des morceaux de ciel / au fond des poches… ». La poésie dans ce recueil prend en charge la parole refusant toute idée d’au-delà sans rien masquer de la « réalité rugueuse ». Elle fait entendre la voix de la grande douleur du monde, des manques et des blessures, des violences et écrit l’incompréhensible en soi. Elle nous invite pourtant à les dépasser dans la communion des cœurs et à les transfigurer dans le risque de la création. Les deux poètes nous suggèrent que son cri d’appel est porteur d’une éthique et pas seulement d’une esthétique. Il ne s’agit pas pour eux de délivrer un message dogmatique ou une recette miracle mais de frayer un possible chemin qui inclut l’amour et la mort dans leur mystère. Le langage est alors ce chant gagné, intime et universel, où « la chance d’un autre jour » est vécue avec l’arbre, l’oiseau, le ciel et le vent. Quand la terre nous accorde l’éternité de l’instant poétique, l’« Ailleurs ici » devient ce « petit coin de paradis » peuplé du regard, de la main et de la voix de l’autre. Dans sa simplicité informelle, la légèreté de son lyrisme et la richesse de ses images plastiques, jamais purement illustratives, ce beau recueil à deux voix, trois regards et quatre mains (car il ne faut pas oublier le préfacier si éclairant dans ses remarques), redonne des forces à nos mots et un élan à la vie.


Sylvie Fabre G.
D.R. Texte Sylvie Fabre G.


Emmanuel Merle & Thierry Renard



■ Emmanuel Merle & Thierry Renard
sur Terres de femmes

[Jour de pluie ici aussi] (extrait de La Chance d’un autre jour)

■ Emmanuel Merle
sur Terres de femmes

→ Amère Indienne
→ [Cape Cod]
Ici en exil (note de lecture de Sylvie Fabre G.)
→ [Une promesse, dis-tu]




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