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ACTE 1 ; scène 3

Publié le 12 mai 2008 par Sophielucide

Les mêmes, Anna

ANNA : J’ai préparé de quoi grignoter  un peu : nous n’avons rien mangé aujourd’hui.

VINCENT : Je ne sais pas comment vous faites. Je crois que je ne pourrai jamais boire du vin, rien que l’odeur me dégoûte…

MÈRE : C’est du Bordeaux, un bon crû… Je t’assure que les plus grands médecins préconisent un verre de vin en mangeant, c’est très bon pour la santé, tu sais.

FRED : Ouais, c’est ça. C’est ce que tu disais à papa quand tu lui servais à boire?

LISA : Fred ! Tu vas pas reprocher à maman d’avoir épousé un alcoolique ? Elle a quand même été la première victime !

VINCENT : Victime ? Mais c’est nous les victimes et on n’a pas fini de panser nos plaies ; ça tu peux me faire confiance. Je sais que le bon vin existe, qu’il existe des bouteilles qu’on s’arrache à prix d’or. Je suis sûr, même, que ça doit être très bon. Mais c’est plus fort que moi, j’y arrive pas ; je suis bien conscient que je me punis moi-même de ne pas pouvoir goûter un bon vin, mais c’est comme ça, j’y arrive pas ! Vous croyez que c’est facile, quand je suis avec des clients au resto, de refuser les meilleurs vins ?

MÈRE : Tu m’en veux, c’est ça ?

VINCENT : Mais non, maman, excuse-moi. Ça m’énerve de vous voir boire, c’est tout.

ANNA : Je comprends : j’étais comme toi, avant. J’apprécie depuis un an seulement, mais, comme tu l’as mentionné, je ne choisis que de grandes cuvées… C’est un peu comme une revanche. Chaque fois que je goûte un bon vin, je pense à papa qui n’a pas eu cette chance, qui n’a bu que des piquettes sa vie entière ; s’il avait seulement connu ces vins-là, il ne serait jamais devenu alcoolique, parce qu’un bon vin, ça se déguste, ça s’apprécie…

FRED : Bon, on a compris, tu peux pas t’empêcher, à chaque fois de finir par un cours magistral, c’est chiant à la fin. On le saura que t’as fait des études !

ANNA : Mais, quel est le rapport ? Et toi, toute ta vie, tu seras complexé de ne pas en avoir faits, c’est ça ?

FRED : J’aurais pu si on m’avait aidé…

MÈRE : C’est vrai que tu avais des capacités, je ne sais pas pourquoi tu t’es arrêté juste avant le bac.

FRED : Pourquoi ? Elle est bonne celle-là. Pourquoi ? Mais parce qu’on n’avait pas une thune, voilà pourquoi ! Parce que je ne pouvais rien acheter, parce que les autres pouvaient sortir, aller au cinéma, au théâtre, partout, et que moi, j’étais comme un con, sans pouvoir m’acheter ne serait-ce qu’un bouquin, quand j’en avais besoin.

LISA : Ah, ouais ? Alors, comment Anna a fait ? Elle était dans la même situation : cela ne l’a pas empêchée de réussir.

FRED : Eh bien, tant mieux ! Tant mieux pour elle ! Anna a réussi : en attendant, elle pointe au chômage, la grande Anna. Et elle est bien contente d’avoir ses frères à côté qui l’aident. Parce que moi, je bosse, je suis un autodidacte, et j’en suis fier !

MÈRE : Mes enfants, que se passe-t-il ? Vous voulez me rendre folle ? Je suis fière de vous quatre, autant que votre père l’était. Anna a pu continuer ses études, cela n’a pas empêché votre père de vous aimer tous, autant que vous êtes, même si cela a été dur, je sais, mais vous êtes là, tous les quatre, ce soir, et ce n’est pas pour vous chamailler, pas ce soir…

FRED : Papa ? Il m’a toujours détesté !

MÈRE : Tu ne peux pas dire ça, Fred, ce n’est pas vrai, même quand tu es parti à Paris sans lui dire au revoir, il me demandait toujours de tes nouvelles et il nous disait qu’il avait fait la même chose à ton âge.

ANNA : Oui, c’est vrai. Il me racontait que tu lui ressemblais au même âge : un peu révolté, mal-aimé. Il parlait toujours de toi avec tendresse. Heureusement, votre différent n’a pas duré longtemps : vous vous êtes réconcilié depuis…

FRED : Franchement, c’est pour maman que je lui ai parlé à nouveau, je n’avais rien à lui dire et il n’y en avait que pour ses filles. Anna a fait ci, Lisa a dit ça. Ta mère, ta sœur, tes sœurs. Jamais il ne m’a posé de question sur ma vie, mon boulot, ma femme. Je ne veux pas te faire de peine, Vincent, mais, pour toi, c’était pareil, il s’en foutait un peu.

LISA : N’importe quoi ! Et, en plus, tu veux faire plonger Vincent avec toi. C’est vrai ce qu’a dit Anna toute à l’heure : tu es complexé et en plus tu es un égoïste frustré, tu attends des autres ce que toi-même tu ne peux pas donner. Tu es avare en tout… Alors, si tu veux vraiment qu’on soit sincères ce soir, je vais te dire une chose: je crois que papa ne te parlait pas parce qu’ il n’avait rien à te dire, c’est tout ! Tu es froid, pas chaleureux du tout, tu ne te laisses jamais aller et en plus tu es un lâche. C’est pour ça que tu veux mettre Vincent de ton côté, pour te sentir un peu moins seul.

VINCENT : Stop ! J’ai mon mot à dire, non ? Fred, si tu ressens ce que tu dis, tu as raison de le dire, personne n’est à ta place et c’est dur de se sentir mal-aimé, je te comprends, j’ai été témoin, comme vous tous, du problème entre Fred et papa. Mais je ne crois pas qu’il ne t’aimait pas, je crois qu’il ne savait pas comment s’y prendre avec toi, c’est tout. Avec moi, c’était plus simple : il m’a toujours pris pour un abruti, un raté. Déjà quand j’étais petit, il n’a jamais été étonné par mes résultats à l’école. Quand on m’a orienté en mécanique, il était content : enfin un qui allait être ouvrier comme son père, au moins un qui n’aurait pas honte de lui. Je sais qu’il pensait ça. Je ne lui en ai pas voulu, même si je savais que jamais je ne serai mécanicien. Ce n’était pas une question de condition, ce n’était pas pour moi, mais je l’ai accepté et ça nous a rapproché, c’est con, hein ? Mais c’est comme ça. Avec moi, il pouvait aller au bistrot, il n’avait pas honte. Vous êtes déjà allé au bistrot avec lui ? Qui, ici ? Personne. Je vous écoute depuis tout à l’heure et je regarde maman : si vous voulez régler vos comptes avec papa, attendez au moins qu’elle aille se coucher. On peut la préserver un peu, non?

MÈRE : Je n’ai pas besoin d’être préservée : je suis responsable de votre éducation et tout ce qui est en train de rejaillir aujourd’hui, j’en prends une grande part pour moi. Vincent, ton père, je te le jure, ne t’a jamais pris pour un imbécile. Oui, on n’a sûrement pas été des parents modèles, ça c’est sûr, mais il vous aimait tous, vous étiez sa seule fierté, il a trimé toute sa vie pour vous donner le peu que vous avez eu. J’ai essayé tant que vous étiez petits de ne rien laisser voir de mes malheurs, mais c’était très dur. Oui, on a beaucoup de tort envers vous, mais vous ne devez pas être amers comme ça. Fred, ton père était fier, trop fier ; pour lui, c’était à toi d’aller vers lui et je sais qu’il a parfois été distant avec toi, ton frère a raison, il ne savait pas comment faire… Avec son propre père, c’était pareil, ils n’arrivaient pas à se parler…Je crois qu’il reproduisait avec son fils aîné ce qu’il avait connu avec son père

LISA : Bon, ça manque d’imagination, tout ça ! On fait un break ? La thérapie familiale, franchement, je n’y crois pas beaucoup… On n’a qu’à se donner rendez-vous dans quelques années et voir comment on s’en est sorti.

ANNA : Alors toi, chapeau ! Nous tirons un trait sur le passé et la page est tournée, oubliée… Papa n’est même pas enterré que tu suggères de nous comporter comme s’il n’avait jamais marqué nos existences. Très bien, agissons ainsi : nous nous appellerons de temps à autres et nous nous ferons une bonne bouffe ? Donnons-nous rendez-vous au prochain mariage, ou baptême, ou peut-être même, pourquoi pas ? Au prochain enterrement.

MÈRE : Ne sois pas cynique, Anna, ça ne te va pas.

ANNA : C’est vrai : j’oubliais ce qui me va et ce qui ne me va pas.  Je ne dois pas déborder du rôle de la bonne élève, de la bonne fille, de la bonne sœur. Vous me faites rire. Vous me connaissez si bien, n’est-ce pas ? Fred, toi, le premier : Anna, l’enfant modèle, la préférée, la sans problème, celle qui glisse sur la vie comme la vie glisse sur sa perfection…Vous ne savez rien ! Rien ! Et encore moins que rien ! À votre avis, pourquoi suis-je allée voir papa, ce matin ? Aucun d’entre-vous ne peux l’ignorer, je me trompe ? Alors, pourquoi ? Pour lui dire que j’attendais un enfant. Surpris ? Oui, j’attends un enfant et je tenais à le lui annoncer en premier, lui qui aurait tant aimé être grand-père, un grand-père qui aurait pu enfin délivrer tous ses sentiments. Il aurait été le meilleur de tous les grands-pères parce qu’il n’aurait pas été jugé tout le temps, jugé  par ses enfants, ses enfants grandis trop vite, mûrs trop tôt, jugé par sa femme aux reproches assassins, jugé même par sa propre conscience quand un éclair de lucidité l’éloignait quelque instant de l’alcool et de sa paranoïa légendaire. Un nouveau-né, son petit-fils, oui, lui, ne l’aurait pas jugé, sermonné, accablé et papa l’aurait choyé, dorloté, aimé… il l’aurait aimé de tout cet amour qu’il aurait voulu nous donner, qu’il a essayé de nous donner sans que nous ne lui retournions.

MÈRE : Anna ! C’est vrai ? Tu vas avoir un bébé ? Tu as raison, ton père aurait adoré avoir des petits-enfants qui l’auraient appelé papi… Mais les reproches assassins…Je t’en prie, Anna, reste correcte, tu me dois encore le respect que je sache…Passons ! Qu’a-t-il dit, alors?

ANNA : Rien, il ne pouvait pas parler, il était …. (Elle s’effondre.) Il souffrait tellement,… avec tous ces tuyaux partout… il avait les lèvres desséchées… et un visage si pâle et les yeux déjà fermés…C’est à peine si j’ai senti la légère pression de ses doigts sur ma main. Il ne l’a pas lâchée…
LISA : Maman, tu n’as pas racheté un brumisateur ?  Je te l’avais dit, pourtant..

MÈRE : Oui, je sais, j’ai oublié…

LISA : Oublié ?! Bon, je vais à l’hôpital : ils m’ont dit qu’ils l’installaient dans la morgue et qu’on pouvait passer jusqu’à onze heures. Quelqu’un vient ?

MÈRE : Attends- moi : je vais me changer… j’arrive… Tu viens Anna ?

ANNA : Non, je préfère rester là.

MÈRE : Fred ?

FRED : Non, je reste avec Anna.

MÈRE : Vincent ?

VINCENT : Non. Allez-y vous, à tout à l’heure.

Lisa et la mère quittent la pièce. Vincent, Fred et Lisa sont assis à table. Lisa se lève et allume des bougies au chandelier posé sur un buffet.


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